Les feuilles pas mortes

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lundi 20 décembre 2010

Les Fleurs bleues - Raymond Queneau

lesfleursbleues.gif Les Fleurs bleues fait partie des rares livres que j'ai lus plusieurs fois. Je l'ai lu au lycée, l'y ai relu car ma première lecture était assez désastreuse (je m'étais endormie et avais poursuivi l'histoire en rêve, comme Cidrolin). Et là, je viens de le rerelire, pour le plaisir.

Les Fleurs bleues est le récit alterné des aventures du Duc d'Auge et des non aventures de Cidrolin. Le lecteur navigue d'une époque à l'autre, des années 60' au Moyen-Age et du Moyen-Age aux années 60' en passant par la Révolution, et est ainsi invité à suivre le voyage spatial, temporel et onirique du Duc d'Auge. Cidrolin, quant à lui, apparaît davantage comme une figure permanente. A moins que ce ne soit l'inverse, qui sait?

J'aime beaucoup ce roman : sa construction complexe (l'air de rien), ses jeux de mots farfelus, ses personnages particuliers, sa vision de l'histoire, ses références au taoïsme et sa musique. Chaque lecture apporte de nouveaux éléments et amusements. Je crois que je ne me lasserai jamais de ce roman drôle et intelligent.

Le vingt-cinq septembre douze cent soixante-quatre, au petit jour, le duc d'Auge se pointa sur le sommet du donjon de son château pour y considérer, un tantinet soit peu, la situation historique. Elle était plutôt floue.


- Mais c'est foutu, pauvre faraud ! On va encore prendre un chaud-froid de bouillon. Notre Saint-Père lui-même n'y croit plus. Cela va bientôt faire deux cent ans qu'on s'escrime à vouloir le reprendre, mais il y est toujours, aux mains des infidèles, le sépulcre.
Horrifié par ses propos, se signa le héraut.


Il déguste ensuite trois verres et demi d'essence de fenouil, et, en fin de compte, il se couche et s'endort. Il se trouve face à face avec un mammouth, un vrai.


Grimmy

mercredi 15 décembre 2010

Dracula - Bram Stoker

dracula.jpg Rhâaaaaa, Dracula.... Je viens enfin de terminer ce roman, acheté il y a quatre-cinq ans pour un cours d'anglais où nous devions lire un ouvrage au choix en vo et le présenter. Je m'étais dit que lire Dracula était un bon sujet, que ça tombait bien car je ne l'avais pas lu en français, etc. Autant vous dire que, par chance, un ouvrage jeunesse à la couverture un peu particulière -recouverte d'une sorte de tissu tout doux- avait également retenu mon attention (ok, j'avoue, il était question d'une histoire de guerre des chats et chaque numéro de page était surmonté d'un petit squelette de sardine, miam) car mine de rien lire un ouvrage jeunesse en anglais contemporain prend beaucoup moins de temps que de lire Dracula (eh non, je n'aurais pas opté pour une lecture en français, c'était mon défi en anglais).

Bref, tout ça pour dire que Dracula, je l'ai grignoté, avec plaisir. Parce que plonger dans Dracula et son ambiance ancienne -un petit peu guindée- me transportait dans une autre époque. A l'heure où la Bit lit renfloue les caisses éditoriales, il est amusant de lire ce roman épistolaire et de suivre le combat des victimes du comte Dracula. Au départ, le lecteur suit l'ordinaire correspondance de deux jeunes femmes, Lucy et Mina, puis le périple de Jonathan, avant de se concentrer sur le combat à proprement parler contre Dracula. Stoker met ainsi habilement en place tous les éléments qui retiendront l'attention du lecteur : des sentiments, de la peur en crescendo, du suspense et du fantastique ! J'ai mis du temps à lire ce texte fondamental mais je recommande sa lecture en vo, question d'ambiance. La forme du récit permet une lecture étalée et une fois que l'on s'est habitué aux formes un peu anciennes de la langue employée, la lecture est assez aisée (croyez-moi, l'anglais et moi n'avons pas connu de belle histoire d'amour).

Pas d'extrait aujourd'hui mais un lien qui vous permet de trouver le texte du roman de Bram Stoker.

Grimmy

dimanche 5 décembre 2010

Makavettas - Apostolos Doxiadis

makavettas_f.jpg En Grèce, dans la deuxième moitié du vingtième siècle, les factions militaires se disputent le pouvoir. Le Président, véritable Père Ubu menacé par de multiples coups d'Etat, fait appel au plus probe de ses officiers pour sauver sa tête. Mais ce héros "sans peur et sans reproche" ne va-t-il pas lui même céder aux Sirènes du Pouvoir?

L'histoire de Makavettas est en fait "révélée" par un jeune appelé qui découvre inopinément ce manuscrit jeté à la hâte au milieu d'archives militaires. Il semblerait que celui qui a fait trembler les plus hautes sphères du régime des Colonels ait subi une véritable damnatio memoriae... Véridique ou pas, la publication de ce livre (aux éditions Gallimard en 1998, dans une traduction de Jean-Louis Boutefeu) est en tout cas des plus heureuses, car il nous donne à voir, dans "une farce d'une irrésistible drôlerie" (dixit la 4ème de couv') une galerie de personnages plus sordides les uns que les autres: des militaires factieux, une actrice vénale, une sœur handicapée et non moins tyrannique, des moines complices d'actes de torture...

Très facile d'accès et très agréable à lire, cette œuvre n'en est pas moins truffée de références littéraires, s'inscrivant par là-même dans toute une tradition qu'elle remet au goût du jour, et qu'elle subvertit. En adoptant l'aspect d'un écrit historiographique, relaté par un témoin direct de l'Histoire en train de se faire, elle n'est pas sans faire penser à Xénophon et même Thucydide: des faits guerriers, une narration sobre, apparemment objective, mais qui ne s'interdit pas les mises en scène des épisodes les plus emblématiques, la peinture morale des personnages, les considérations d'ordre général.

La division en très courts chapitres centrés sur un seul fait, la vivacité de l'action (début in medias res, retournements constants de situation), les ellipses, l'apparition de nouveaux personnages ex abrupto nous ramènent par ailleurs à la tradition du roman grec, et particulièrement à ces ensembles d'histoires plus ou moins légendaires se rattachant à la figure d'Alexandre.

Enfin, bien sûr, sont aussi convoqués les plus nobles des genres, l'épopée et la tragédie: le héros ne s'appelle-t-il pas Achille Makavettas? Homère et Shakespeare ne semblent pas bien loin! Pourtant, tout cela est raconté, comme nous le dit le "découvreur du manuscrit", par un "anti-écrivain", qui multiplie les écarts de langage, les raccourcis hâtifs, les apostrophes familières au lecteur... Mais la fin tout entière du prologue dévoile elle-même, bien plus habilement que je ne saurais le faire, le projet littéraire de l'auteur, et je ne résiste pas à l'envie de citer ce long passage:

Je n'ai malheureusement pu recueillir le moindre renseignement sur l'identité de l'auteur. A en juger par le style, et aussi par la présence de fautes d'orthographe inadmissibles (1), on peut toutefois sans grand risque de se tromper que ce n'est ni un érudit ni un historiographe de métier, mais plutôt une personne peu cultivée, sans doute un sous-officier de carrière ou un simple soldat. Saisi du frisson primitif que ressent l'être humain au spectacle de l'histoire en marche, il aura pris la plume - ou le "bic", si vous préférez - pour relater les terribles événements dont il a été le témoin, pour éviter qu'ils ne s'abîment dans l'oubli (2), qu'ils ne coulent, comme tant d'autres, au fond d'un océan d'amnésie (3).

Je terminerai en disant que je ne me suis jamais préoccupé de vérifier l'exactitude historique du récit. D'ailleurs, seuls parviennent à la postérité les faits dûment détaillés et consignés par écrit. Même quand ils n'ont pas eu lieu.

(1) Elles ont été corrigées à la retranscription, de manière à ne pas rebuter le lecteur (N.d.A.).
(2) Anne Comnène: L'Alexiade (N.d.A.).
(3) Ibid. (N.d.A.).


Attila

samedi 23 octobre 2010

La femme de Zante - Dionysios Solomos

Solomos.jpg Voici un texte particulièrement puissant et sans doute injustement méconnu. On aura sans doute déjà entendu le nom de son auteur, le poète ionien auteur de L'Hymne à la Liberté dont les premières strophes servent aujourd'hui de chant patriotique officiel à la Grèce. Mais ici il n'est point question de texte embaumé et suranné, digne des récits de la mythologie nationale hellénique, bien au contraire.

L'action se déroule sur l'île de Zakynthos, pendant le siège de Missolonghi qui a lieu juste en face, sur le continent. Pendant que les hommes tentent de repousser les armées d'Ibrahim Pacha, les femmes ont déjà fui, traversé le bras de mer, et sont réduites à la mendicité sur l'île. Mais impossible de résumer davantage le propos : l'œuvre échappe à toute catégorie générique. Seule incursion dans la prose de la part de son auteur, elle s'apparente à un récit fantastique aux allures de parabole évangélique. Le texte est écrit à la première personne ; il se divise en dix chapitres composés chacun d'une trentaine de versets : considérations théologiques et visions mystiques du narrateur, le moine Dionysios ; scènes "de genre" sur la tragédie de l'exil ; surtout impitoyable portrait d'une affreuse vieille, méchante et repoussante. Il y a pour certaines scènes comme une ambiance de Romantisme noir dans la touffeur orageuse d'une église byzantine: l'odeur prégnante de l'encens, la lumière vacillante des veilleuses, les reflets moirés et incertains des icônes qui donnent vie à leurs représentations.

Deux extraits du début, et qui dans le texte se font immédiatement suite, pourraient rendre compte de la bigarrure de l'œuvre :

(...) C'est ainsi que j'ai regagné ma cellule de Saint-Lypios, escorté par les parfums de la campagne, par l'écoulis des eaux et par la vision du ciel étoilé au-dessus de ma tête, une résurrection.

- Chapitre 2 -

Et donc le corps de la femme était tout menu et souffreteux.
Et sa poitrine était presque toujours mâchurée par les sangsues qu'elle y posait pour sucer sa phtisie, et ses seins pendaient par là-dessous comme deux blagues à tabac.
Et ce petit corps trottinait avec une agilité telle que les jointures en paraissaient toutes désarticulées. (...)
Et elle n'avait de cesse d'ouvrir grand la bouche pour brocarder les uns et les autres, en laissant voir ses dents du bas, petites et gâtées, qui venaient heurter celles du haut, très blanches et longues.


C'est évidemment bien plus fort en grec... Il y a sans doute beaucoup à dire sur la signification profonde de ce texte et ses implications littéraires et linguistiques, par rapport notamment à son usage du démotique. Voici la première phrase en v.o.:

Έτσι εγώ έφτασα στο κελλί του Αγίου Λύπιου συνοδεμένος από τές μυρωδίες του κάμπου, από τα γλυκότρεχα νερά και από τον αστρόβολον ούρανό, ο όποιος εφαινότουνα από πάνου από το κεφάλι μου μία Ανάσταση.


L'édition de ce texte par la maison Le Bruit du Temps est d'ailleurs des plus pertinentes. Du point de vue matériel, du papier de qualité, une composition aérée, une mise en page et en couleurs délicate ; du point de vue intellectuel, la traduction de Gilles Ortlieb est fidèle et dynamique, sa préface précieuse et accompagnée d'un dossier photographique et bibliographique. Et surtout, surtout, c'est une édition bilingue !!! Pour les hellénistes, une accès direct au texte, à sa vie, sa force, sa beauté, sa fulgurance, même ; pour les autres, j'imagine au moins un plaisir esthétique... et puis, question d'ambiance!

Attila

dimanche 3 octobre 2010

Vingt-quatre heures de la vie d'une femme - Stefan Zweig

24heures.jpg Stefan Zweig est un auteur que j'ai toujours apprécié. C'est donc avec enthousiasme que je me suis lancée dans la lecture des Vingt-quatre heures de la vie d'une femme.

C'est dans une pension de famille qu'éclate un scandale quand Madame Henriette quitte enfants et mari pour suivre un jeune homme qu'elle n'a fréquenté qu'une journée. Chaque hôte de la pension blâme la femme volage, à l'exception de deux personnes : le narrateur qui cherche à comprendre le coup de folie de la jeune mère et une vieille dame anglaise qui reste en retrait. Tous deux vont ensuite échanger sur la versatilité de la vie et sur la moralité ou l'amoralité des actions humaines. Le narrateur recevra les confidences de la vieille et respectable Anglaise, qui se rappellera à quel point son existence avait été chamboulée lors de sa rencontre passionnée avec un joueur malheureux.

Ce court roman (ou cette longue nouvelle) est un petit joyau de récits enchâssés et de fines descriptions. J'ai pris grand plaisir à suivre les vingt-quatre heures de la vie d'une femme, de cette Anglaise respectable qui se laisse emportée par un joueur invétéré. Le récit est très habilement mené : il mêle action et justesse des descriptions psychologiques, tenant en haleine le lecteur. Un texte très fin que je vous recommande et dont je vous laisse goûter quelques extraits :

Le jeu révèle l'homme, c'est un mot banal, je le sais; mais je dis, moi, que sa propre main, pendant le jeu, le révèle plus nettement encore.

Quelqu'un qui se levait de cette façon ne retournait certainement pas dans un hôtel, dans un cabaret, chez une femme, dans un compartiment de chemin de fer, dans n'importe quelle situation de la vie, mais il se précipitait tout droit dans le néant.

Et soudain,je me retrouvai seule avec cet inconnu, dans une chambre inconnue, dans un hôtel quelconque, dont aujourd'hui encore je ne sais pas le nom.



Grimmy

dimanche 12 septembre 2010

Mariage à l'indienne - Kavita Daswani

nnnnnnnnnnnnn Mariage à l'indienne est un roman que j'ai pu découvrir grâce à Liyah. Son billet m'avait donné envie de lire les aventures de cette Indienne en quête du bon mari et c'est donc avec joie que je l'ai accueilli en tant que livre voyageur.

Anju est née à Bombay et travaille dans la mode à New-York. Sa famille se désespère de ne toujours pas la voir mariée, casée avec un bon Indien. Partagée entre sa vie américaine pleine de modernité et son attachement aux traditions indiennes, la jeune femme (qui se voit vieillir et s'inquiète elle aussi de ne toujours pas avoir de mari) nous raconte avec humour sa quête du bon mari, ses déceptions et ses joies.

J'ai apprécié lire ce récit car derrière son apparence légère (la mode, le mariage, les histoires de jeune femme célibataire) se cachent une petite réflexion sur l'alliance des traditions et de la modernité, sur la transition entre deux modes de vie, sur la mondialisation. J'ai également apprécié les citations sur la condition de la femme qui ouvrent chaque chapitre. Elles mettent bien en relief la conception de la femme dans l'Inde traditionnelle. Ce sont de petites mises au point qui éclairent le récit. Enfin, j'ai été séduite par l'humour de la narratrice : j'ai souvent souri à la lecture et en garde donc un très bon souvenir, un peu comme quand on se rappelle une bonne soirée entre filles.

Mesdames -j'écarte pour une fois les messieurs, je ne pense pas qu'ils seront particulièrement réceptifs à cette histoire-, n'hésitez donc pas et plongez-vous dans ce Mariage à l'indienne !

Merci Liyah pour cette découverte !

Je me retournai pour regarder l'homme vers lequel ma mère se dirigeait. Je fus frappé par l'extrême brillance de ses cheveux, comme s'il s'était renversé toute une bouteille d'huile Vitallis dessus. Il n'avait qu'un seul sourcil. Bon, enfin, pas exactement un seul sourcil mais deux sourcils qui se rejoignaient. J'eus envie de filer à la maison et de revenir avec ma pince à épiler.

- Ce n'est pas son physique, dit alors Tante Jyoti. La famille s'est renseignée et a appris qu'Anju vivait seule à New-York depuis quelque temps et qu'elle était du genre indépendante. Le garçon prétend que les filles de cette sorte ne peuvent pas rentrer dans le moule. Il voulait quelqu'un d'un style un peu plus traditionnel. Que peut-on y faire? Il faut faire avec.
Ma mère et ma tante me regardèrent alors avec tendresse et pitié, comme si j'étais tétraplégique.

Les swamis, comme les mouches, la mousson d'été et les publicités ringardes à la télévision, faisaient partie de la vie que j'avais laissée derrière moi à Bombay.

Grimmy

mardi 7 septembre 2010

Géométrie d'un rêve - Hubert Haddad

geometrie.jpeg

Un romancier s'exile sur la côte finistérienne pour panser ses blessures, pour se remettre de la perte de la femme qu'il aimait. C'est sans en avoir lu l'accroche que j'ai décidé d'emprunter ce livre. Je l'ai choisi juste parce qu'il était beau, que le titre me parlait et que j'aime les productions de Zulma.
Géométrie d'un rêve est un très beau roman. Je tiens à souligner le travail éditorial, que j'apprécie souvent dans cette maison d'édition : belle couverture laissant place à l'imagination, police agréable, texte aéré laissant place à la respiration, correction orthotypographique. La classe !
J'ai adoré cette lecture (pour dire, je l'ai lu en vacances, sous la tente, avec ma loupiote à recharger manuellement). Un vrai roman, avec du souffle, de l'imagination, de la réflexion, de l'émotion et du style. La délicatesse de l'écriture et la mise en abyme permanente de l'oeuvre donnent de l'ampleur au récit et j'espère pouvoir vous tenter juste en vous laissant goûter quelques extraits de ce texte (non non je ne suis pas une paresseuse du résumé, quoique...).

Ici, à Ker Lann, le vent parle on dirait. Il me rappelle d'une voix connue la longue histoire de mes errements. J'ai tout perdu avec Fedora. Ma solitude est telle que je dois prendre garde à bien clore portes et fenêtres. Le soir, une peur d'enfant me vient avec la pression des rêves. C'est une sorte d'infirmité que l'impossibilité de distinguer les vivants des morts dès que les paupières se ferment. A mon âge, l'accumulation des cendres ne laisse plus guère luire les braises que dans le profond sommeil. Mais je pressens un incendie à chaque réveil brusque. L'insomnie n'éclaire pas la nuit de flammes : dix fois, je me relève d'un suaire pour observer le croisement des phares sur la pointe d'Ar-Grill et le gouffre du large, si proche de l'oubli, au-delà des récifs et des îles de la Fée.

Petit, j'étais le seul chat de ma grand-mère ayant le droit de manger à table. Fabuleux privilège quand on connaissait son attachement à chacun d'eux. Je n'ai jamais su combien nous étions, entre cinq et huit peut-être, car elle refusait de nous compter. Sa méthode de gestion tenait toute dans l'évocation successive jusqu'à épuisement de son champ affectif il y avait Taupette, le gros angora, Frisson le siamois esthète, Sarah couleur isabelle, le vieil égyptien, vulgaire chat de gouttière aux oreilles de fennec, ensuite je ne sais plus. La vieille femme donnait à tous sa faveur. C'était sa façon d'être : elle préférait chacun à tour de rôle. Pour les choses comme pour les créatures. La pluie venait la délivrer du soleil et la nuit du jour. Le meilleur pour elle était toujours maintenant, même si demain ne valait pas hier.

Le romancier qui se cache est-il bien réel? Il a beau se régaler de mots rares, quand la romancerie tourne en romancines, le doute menace. Libre à lui de se réinventer derrière un pseudonyme ou d'accumuler rocamboles, farragos et patarafes pour tromper son monde. Du galimart que tout cela ! Le seul charme du roman, au fond, c'est d'y croire (à rebours de la réalité, qui n'est qu'un parti pris de somnambules).



Grimmy

vendredi 20 août 2010

Mantra - Rodrigo Fresán

Mantra.jpg

J'avais entendu parler de Mantra à sa parution en français à la radio (dans une émission sur le Mexique). C'est donc avec joie que je l'ai emprunté à la bibliothèque quand je l'ai aperçu sur son rayon. Je n'ai pas été déçue et l'ai englouti avec délice.

Si vous aimez l'humour argentin, si vous aimez le Mexique, si vous aimez les narrations sophistiquées qui se jouent de tout, il est probable que vous partagerez mon enthousiasme. Si vous aimez (aussi) Roberto Bolaño, il est quasiment certain que vous apprécierez cet auteur argentin.

Il est difficile de résumer ce roman kaléïdoscopique sur Mexico, tant les références foisonnent, tant les narrateurs se détournent eux-mêmes de leur récit. Le lecteur doit accepter de se perdre, de rentrer dans le dédale de ce roman-ville souvent qualifié de monstrueux, ce de la même façon que le visiteur doit accepter se perdre dans Mexico DF. Pas d'histoires calibrées, rien de convenu dans cet ouvrage. On suit les pérégrinations d'un esprit malade, obsédé par un souvenir. On y parle souvenirs, rêves, création littéraire. On y visite aussi Mexico, de manière informelle et subjective. Un vrai régal.
Pour vous convaincre (ou pas), je vous laisse en compagnie des mots de l'auteur (traduits en français par Isabelle Gugnon) :

On m'a dit un jour ou je l'ai lu quelque part - je m'en souviens maintenant - que pendant notre enfance, nous nous posons trente-trois questions par heure et qu'avec le temps, celles-ci se raréfient car les réponses sont là, pensées par d'autres et prêtes à être adoptées par nous sans même nous laisser le loisir de nous interroger sur le pourquoi et le comment de ce qui nous entoure et nous confond.


Les aborigènes qui affirment que les photos volent l'âme à jamais ont raison. Martín Mantra aussi. Il pensait comme moi et a donc refusé d'apparaître sur la photo de groupe de notre classe de CM2.


Les plus grands prophètes n'étaient que des élus d'eux mêmes qui racontaient la même histoire, chaque jour un peu mieux, de village en village, d'année en année, jusqu'à ce que tout ce qu'ils criaient au bord de la mer, en haut d'un rocher vertical sur le désert horizontal ou pendus par les pieds à la poutre maîtresse des temples de la zone crépusculaire finisse par faire partie intégrante du paysage et de notre histoire. Toujours les mêmes mots dits et redits autant de fois que nécessaire, jusqu'à ce qu'au bout du compte, miraculeusement alléluiaformes, ils soient obligés de croire à tout ce qu'ils étaient parvenus à faire croire aux autres.
Il me semble que c'est ainsi que naissent les meilleures religions.


Où trouve-t-on encore quelque chose dans la ville de Mexico? La réponse des Mexicains est toujours polie au point d enous mettre mal à l'aise. Longue réponse bourrée de flèches et de raccourcis. Nous prenons note. Nous prenons la direction indiquée. Nous arrivons n'importe où sauf là où nous voulions aller et devions nous trouver. C'est là que nous comprenons que les Mexicains - bien éduqués et prêts à rendre service - préfèrent raconter n'importe quoi plutôt que de dire je ne sais pas.
Eh oui, c'est comme ça.



Et pour le plaisir, quelques liens :

chez Le Matricule des anges : j'aime beaucoup cet entretien dans lequel Fresán explique comment Mantra a été conçu.
chez Culturopoing : une très enthousiaste chronique qui pourra vous donner envie d'embarquer pour Mantra.
Chez remue.net : un bel article, peut-être à lire avec précaution pour ceux qui n'ont pas lu mais aimeraient lire Mantra et conserver tous les effets de surprise (parfois, de belles lectures sont gâchées quand on en sait un peu trop).
Un bel hommage à Bolaño, en espagnol, écrit par Fresán. De mon côté, je vais suivre de près cet auteur et salive déjà à l'idée de lire ses autres romans.


Grimmy

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