Les feuilles pas mortes

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mercredi 23 novembre 2011

Lettrines 1 - Julien Gracq - bis

rion L'avantage des blogs, c'est que leurs auteurs peuvent se permettre de commenter deux fois le même titre. Je ne me prive pas de cette possibilité en écrivant ce petit billet sur Lettrines de Gracq, dont je viens d'achever le premier tome.

Attila vous a déjà fait part de son avis sur ce petit bijou. Je crois que nous sommes tous deux conquis par l'auteur, dont la plume enchante une réflexion toujours juste, magnifiquement ciselée.Des lettrines se dégage un regard lucide, une personnalité bien plus qu'attachante, qui donne envie de poursuivre l'exploration du continent gracquien (et pourtant, j'ai connu un départ difficile avec la lecture imposée, dans de mauvaises conditions, du Rivage des Syrtes)

Je ne sais que dire pour inciter à la lecture de cet ouvrage si ce n'est qu'il allie intelligence, variété et humour, qu'il donne envie de lire (et de relire), qu'il donne toute sa noblesse au livre (et puis, un livre de chez Corti, c'est toujours un beau cadeau à (s')offrir - oui Noël approche à petits pas). Vous pouvez vous y plonger ou y picorer quelques réflexions. En voici quelques unes, en guise d'apéritif :

Le problème qui m'intrigue quelquefois, ce n'est pas que Rimbaud se soit tu : c'est l'extraordinaire absence d'orgueil devant le don accordé ou retiré qui permet à Nerval de signer les Odelettes à côté des Chimères.


Psychanalyse littéraire - critique thématique - métaphores obsédantes, etc. Que dire à ces gens, qui, croyant posséder une clef, n'ont de cesse qu'ils aient disposé votre oeuvre en forme de serrure?


La littérature pacifiste d'après-guerre (d'après la guerre de 1914) mettait ses complaisances à développer le thème suivant; quand les Etats seront gouvernés non plus par des généraux et des marchands de canons, mais par des enfants du peuple qui auront fait quatre ans de tranchée dans la piétaille, on sera tranquille, on ne verra plus jamais ça.
Moyennant quoi on a catapulté au pouvoir Mussolini et Hitler - l'un et l'autre anciens "Frontkämpfer" absolument typiques et se donnant pour tels - et on a vu. Cette constatation simpliste, sur laquelle il n'y a pas à ergoter, entache pour moi définitivement une oeuvre comme La Guerre de Troie n'aura pas lieu de bêtise distinguée.



Grimmy

vendredi 26 février 2010

Lettrines - Julien Gracq

rion

Je viens de finir Lettrines, de Julien Gracq. Le deuxième volume (1) s'entend, car l'expérience de publication de fragments tirés de ses cahiers personnels a été menée en deux temps par l'auteur: Lettrines en 1967 puis Lettrines 2 en 1974, les deux tomes bien évidemment publiés chez José Corti, son éditeur attitré. La lecture du premier volume m'avait occupé il y a quelques mois de cela.

Les textes de ces 2 recueils sont de longueur variable, de quelques lignes à plusieurs pages. Les sujets sont éclectiques: la littérature bien sûr (les lectures de l'auteur, ses vues sur l'écriture, et aussi la vie et les échanges littéraires), des impressions de voyages (surtout dans le deuxième volume, dont le récit d'un voyage aux Etats-Unis occupe une bonne partie), des souvenirs d'enfance (à Saint-Florent-le-Vieil, à Nantes) ou de l'âge adulte (la guerre, en tant que soldat, les villes du professorat – Nantes, Quimper et sa région –), etc.

Ces deux livres, qui portent haut l'esthétique du fragment chère à Roland Barthes, sont pour moi une source de perpétuel enchantement: quel plaisir de les ouvrir au hasard, pour y goûter la prose de Gracq, si riche, précise et chatoyante. Des lieux – qui peuvent pourtant nous être familiers – prennent vie sous un nouveau visage, animé par le regard artiste du créateur:

Ce qui fait la beauté dramatique du Raz, c'est le mouvement vivant de son échine centrale, écaillée, fendue, lamellée, qui n'occupe pas le milieu du cap, mais sinue violemment en mèche de fouet, hargneuse et reptilienne, se portant tantôt vers les aplombs de droite, tantôt vers les aplombs de gauche. Le prolongement final, encore éveillé, laboure le raz de Sein comme le versoir d'un soc de charrue. Le minéral vit et se révulse dans cette plongée qui se cabre encore: c'est le royaume de la roche éclatée ; la terre à l'instant de s'abîmer dans l'eau hostile redresse et hérisse partout ses écailles à rebrousse-poil.

Un plaisir plus grand encore se ressent dans la sensation de proximité avec l'homme, qui cependant n'oublie jamais tout à fait d'être écrivain. Ces fragments sont du ressort de l'intime, comme des conversations au coin du feu que l'on voudrait avoir eues avec le vieil homme (2). Mais intime ne veut pas dire apathique, ou ennuyeux. L'ironie, l'humour, pour tout dire les humeurs de l'auteur sont bien présentes:

La notion utile de livre sans auteur, introduite dans la librairie, en officialisant un secteur de littérature industrielle, permettrait à la clientèle de masse, dans les bibliothèques de gare et de métro, d'aller à l'imprimé comme on va au cinéma du samedi soir, sans se poser de questions de provenance embarrassantes ou importunes.
Mais – j'y songe – c'est déjà fait. Si l'on parcourt de l'œil l'éventaire d'une librairie de gare, il est clair que le nom de l'auteur n'est plus aujourd'hui sur la couverture, neuf fois sur dix, que l'équivalent du nombril au milieu du ventre: quelque chose dont l'absence se remarquerait, mais qui ne saurait a priori inciter personne à une quelconque recherche de paternité.

Attila

(1) Je n'ai pas trouvé déjà numérisée la couverture de ce deuxième volume, mais je vous conseille de faire un tour sur le site de l'éditeur, qui propose un riche espace dédié à Julien Gracq et à la présentation de ses œuvres.
(2) Je dis ça par rapport à sa disparition récente, qui m'a marqué: Gracq n'avait guère que... 64 ans en 1974.

mardi 12 janvier 2010

La Chouette aveugle - Sadegh Hedayat

L'on parle beaucoup de l'Iran en ce début d'année. Bien sûr les événements politiques prennent-ils une large part de cette couverture médiatique, mais pour une fois perce un aspect de la vie culturelle de « là-bas » grâce au film de Bahman Gohbadi, Les chats persans. Et c'est heureux: tel genre d'œuvre fera peut-être méditer d'aucuns qui souhaiteraient enterrer les ayatollahs tarés sous un tapis de bombes en leur montrant que, fatalement en pareil cas, les barbus barjots ne seraient pas les seuls touchés...

Mais là n'est pas l'objet de ce billet: il souhaiterait plutôt saluer, en même temps que la naissance de ce blog, la polymorphe résistance iranienne en convoquant un maître de la littérature persane contemporaine, Sadegh Hedayat (1903-1951). C'est en 1953 qu'est édité en France chez José Corti son chef-d'œuvre, La Chouette aveugle, dans la magnifique traduction de Roger Lescot, diplomate français qui fréquenta l'écrivain à Téhéran. Ce court roman parut d'abord de façon tout à fait confidentielle à Bombay en 1936. Hedayat l'estimait à coup sûr trop novateur et scandaleux pour la société iranienne de son temps (1). En cela il est emblématique de la tension constante qui parcourt toute son œuvre, entre influences de la littérature moderne européenne (l'auteur traduisit notamment Sartre et Kafka) et intérêt central pour la culture et les traditions d'une civilisation millénaire.

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Une atmosphère fantastique et oppressante domine ce récit à la première personne qui n'est, assurément, pas des plus légers. Le style et la construction du roman renforcent encore les obsessions morbides ainsi que les hallucinations moites et angoissées du narrateur opiomane: une brutale asyndète brise le récit à son premier tiers et nous ouvre une porte sur les abîmes de la schizophrénie, tandis que les répétitions lancinantes de motifs visuels et sonores le maintiennent dans une tension palpable.

Les ombres de Kafka, de Poe, de Dostoïevski se sont mises au chevet de cette œuvre noire, dont la lecture n'est vraiment pas de tout repos: ce livre fascine, obsède, hypnotise et, pour tout dire, épuise physiquement. Il remue aussi considérablement nos angoisses morbides puisque, comme le dit M. Lescot dans sa préface,

Rien à espérer de cette vie, rien non plus d'une autre.

On pourrait aussi y accoler cette sentence de Beckett, dans Fin de partie:

« Vous êtes sur terre, c'est sans remède! »

Pourtant, cette œuvre si marquante l'est avant tout pour l'intense jouissance littéraire qu'elle procure. Architecture complexe, mises en abyme, théâtralisation des scènes, rendu des sons, couleurs, sensations, force de la tension dramatique au regard de la ténuité de l'action... sont autant de ses principales qualités. De cet homme qui se donna la mort dans son appartement parisien le 9 avril 1950, ce bref roman halluciné est donc un témoignage littéraire majeur.

« Je n'écris que pour mon ombre projetée par la lampe sur le mur ; il faut que je me fasse connaître d'elle. »

Attila

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(1) Cf. M.F. Farzaneh, Rencontres avec Sadegh Hedayat, José Corti, 1993.