Les feuilles pas mortes

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mercredi 5 mars 2014

Tombeau pour Laurencine C. et autres poèmes - Marc Le Gros

tombeau.jpg Marc Le Gros est un poète breton, que je connaissais de nom mais que j'ai découvert un peu par hasard (nos lectures sont souvent faites ainsi : un livre qui traîne sur une étagère, un cadeau, une rencontre). Je n'ai pas (encore) lu ses autres ouvrages mais souhaitais vous présenter Tombeau pour Laurencine C. et autres poèmes. Edité par La Part commune (je vous laisse découvrir cette maison ici), c'est un texte qui m'a touchée. D'après quelques présentations glanées sur le net, ce recueil marque une sorte de rupture, de pause, dans le parcours de l'auteur. Il faudra que je lise ses autres textes pour bien le percevoir mais en tout cas, ces poèmes retranscrivent sensiblement et simplement une ambiance, celle d'un Trégor (si vous ne savez pas où est le Trégor, je vous invite à regarder par ) qui disparaît, un Trégor simple, avec un rapport très matérialiste aux éléments, à la mer, à la langue. C'est un bel hommage à sa grand-mère, à son époque. Je reconnais, dans ces évocations, des éléments qui ont, j'en suis sûre, façonné ma grand-mère, qui ont modelé mes parents, qui expliquent leurs rapports à la vie, au monde. Je crois que s'il savait mettre ainsi son enfance en mots, mon père aurait pu écrire une partie du préambule. Je suis également persuadée qu'un certain nombre de personnes peuvent aussi reconnaître des fragments de leur histoire dans ce tombeau. Je suis plus jeune que Marc Le Gros, d'une bonne génération, mais pour moi aussi, la langue bretonne était une langue mystérieuse, utilisée pour le coup par ma grand-mère quand elle ne voulait pas que nous comprenions ce qu'elle disait, le même usage pour ainsi dire que celui des parents de l'auteur :

"Lorsqu'ils s'en servaient et c'était là, je pense, un usage qui n'était pas rare à l'époque, c'était comme d'une sorte de langage secret lorsque les enfants ne devaient pas entendre c'est-à-dire, selon la simple étymologie, pas comprendre. (...). C'était comme si on avait éteint brusquement la lumière. Quelque chose, c'est sûr, se tramait derrière notre dos. Le Breton fut ainsi longtemps la plus étrange, la plus douloureuse des langues : celle de l'interdit et de l'exclusion, pire même, celle du complot."


Terenez.jpg
cliché de Terenez pris et partagé par JF Perigot, sous licence Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported


Pas d'exactitude linguistique ni de sensiblerie, il s'agit davantage d'instantanés un peu bruts. Pour moi, c'est justement ce parti pris de "ne pas faire beau", de ne pas enjoliver ni recréer un Trégor rêvé d'antan qui donne tout son intérêt à ces textes. J'ai lu un texte honnête, qui ne ment pas et j'ai apprécié le regard de l'auteur qui définit ainsi son territoire : Ce qui est faux peut être exact. C'est là pour moi aujourd'hui le territoire paradoxal où le poète, du moins le poète fatigué des jolies rhétoriques apprises et des complaisances de ce que j'appelle volontiers la "poésie poèt poèt", peut chasser. Sans trop d'illusions mais sans trop de ridicule non plus. Il faut dire que dans ce domaine la Bretagne est en pointe. Tradition bardique oblige, le "grotesque triste" conjugué aux trémolos vaniteux et à une couleur locale de pacotille, le dispute souvent à la très banale, à la très ordinaire médiocrité. Je vous laisse en découvrir quelques extraits :


On fera comme j'ai dit
Et tu vas pas me commander à mon âge
Langouste à gogo
D'ailleurs j'ai vu Aline hier
Elle m'aura des faibles aux Viviers
J'espère que je vais pas cette fois-ci rater
Ma mayonnaise
Car le temps c'est pas ça encore
Orageux que c'est


A Ty louzou que c'est arrivé
Un malaise sensément
Celui-là n'était plus tout jeune non plus
En train de pêcher
Un toutriste
Des bigorneaux de chien qu'on a trouvés
Dans son seau

Je n'ai rien à dire je crois bien
Je ne réponds de rien ça c'est sûr
Ni de moi ni
De la poésie j'oserais pas
Mes yeux mortels mes yeux
De chair toujours au bord du couteau
Regardent seulement le paysage
A le toucher presque à
Le manger oui
J'ai toujours aimé regarder les choses de près


Grimmy

mercredi 8 juin 2011

Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France - Blaise Cendrars

Rares sont les textes qui vous laissent à ce point pantois. Pif, pouf, par surprise, un crochet du droit, puis un bon direct au foie... ou quelque chose comme ça. Amoché, K.-O. debout, je suis resté. Et toujours pas remis.

J'ai déchiffré tous les textes confus des roues et j'ai rassemblé
les éléments épars d'une violente beauté
Que je possède
Et qui me force


J'ai lu la Prose après cet article dithyrambique: comme je tiens son auteur en haute estime (je l'ai écrit ici-même), eh bien tout bonnement je me suis précipité sur le texte en question. Pas contrariant, le gars. Car bien sûr, Cendrars, on connaît. Déjà entendu parler, et pis on se dit: "Ah, oui, tiens, c'est vrai, 'y faudra bien que j'lise un jour."

Amadeo_Modigliani_035.jpg (1)

Et nous vient à l'esprit ce texte en particulier, surtout quand on a usé quelques jeans dans les amphis d'une fac de Lettres. Une date, nous a-t-on dit, importante dans l'histoire littéraire, notamment pour la collaboration fructueuse sous laquelle l'édition a vu le jour: Cendrars et Delaunay, le poëte Blaise et la peintre Sonia, pour un livre "simultané", dont les premiers exemplaires consistaient en une seule feuille de deux mètres de long, repliée en deux puis dix fois sur elle-même. Un chef d’œuvre éditorial qui, en tant que tel, n'a jamais revu le jour. Introuvable, donc (2) - du moins pour le commun des mortels, puisque j'ai cru comprendre que certains de la soixantaine d'exemplaires initiaux peuvent encore s'échanger à bon prix dans les salles de vente...

Je n'évoquerai pas les sens possibles et multiples de ce long poème en prose: de bons samaritains ayant travaillé pour une grande encyclopédie collaborative en ligne l'ont très bien fait. Et puis, après tout, c'est juste l'histoire d'un type qui fait un voyage en train. Enfin, quand je dis un voyage, vous m'avez, je pense, compris.

"Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?"


Je ne parlerai pas beaucoup plus de la galerie d'images fulgurantes qu'on y trouve.

Nous sommes les culs-de-jatte de l'espace
Nous roulons sur nos quatre plaies
On nous a rogné les ailes
Les ailes de nos sept péchés
Et tous les trains sont les bilboquets du diable


Ni guère non plus de cette longue prose où les vers blancs se mêlent aux accidents du rythme, le lyrisme à des brisures insensées, les paroles du poëte à de fantastiques harmonies imitatives.

Oui, nous le sommes, nous le sommes
Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert
Entends les mauvaises cloches de ce troupeau galeux
Tomsk Tchéliabinsk Kainsk Obi Taichet Verkné-Oudinsk
Kourgane Samara Pensa-Touloune


Juste: lisez, lisez Cendras ; n'attendez pas aussi longtemps que moi...

Je suis couché dans un plaid
Bariolé
Comme ma vie
Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle
Écossais


Attila

(1) Portrait de Cendrars par Modigliani (1917), trouvé sur Wikipédia, of course...
(2) Cette chose admirable est visible en ligne ici-même. Pour ma part, je me suis rabattu sur l'édition Denoël qui, en 12 volumes, propose les œuvres complètes de l'auteur. La Prose (écrite en 1913) fait partie du premier, avec présentation et annotations de Claude Leroy, grand spécialiste de l'écrivain.

lundi 9 mai 2011

Sonnets lyriques - Luís de Camões

Voici donc de la belle ouvrage. Quiconque aura tenu entre ses mains un ouvrage de La Délirante pressentira ce que je veux dire (1).
- Comment? Qu'ouïs-je? Ce n'est pas encore le cas? Eh bien, malheureux bipède, usez donc de cette particularité anatomique pour prendre vos jambes à votre cou et bondir vous en procurer chez votre revendeur agréé le plus proche - votre libraire de quartier, veux-je dire!

Continuons cependant. Vingt-cinq centimètres de haut, du papier Ingres d'Arches (je fais mon malin, comme ça, alors que je n'y connais pas grand' chose: c'est juste que la trame laisse apparaître le nom par endroits), une composition particulièrement aérée, en garamond, un frontispice d'Antonio Seguí, etc. etc. tel est l'objet que vous tenez donc présentement entre vos mains.

Luis_de_Camoes-Fernao_Gomes.PNG (2)

Et là, fin du ton badin, car l'heure est grave. Le poëte est terriblement triste, désespéré à en mourir. Mort, il l'est d'ailleurs, depuis plus de 500 ans. Mais quelle présence! Quelle force dans l'expression des sentiments! Il est là, il nous parle en direct, nous exposant de sonnet en sonnet l'étendue de son immense désarroi. Métrique et prosodie, dans leur facture classique, sont limpides et virtuoses.

L'édition bilingue est à ce titre (et à bien d'autres encore, of course) des plus précieuses: ce sont les mêmes termes, les mêmes thèmes que nous rencontrons au gré des strophes. Pena, la peine, mágoa, la plainte, lágrimas, les larmes, saudade, la tristesse... Tout ce matériau élégiaque est diversement façonné dans un renouvellement constant des images poétiques.

La traduction française de M. Frédéric Magne est particulièrement rigoureuse et précise, respectant strictement par exemple dans sa transcription le décasyllabe originel (peut-être d'ailleurs parfois, à mon avis - mais qui suis-je pour dire ça? -, au détriment de la fluidité de la lecture).

En tout cas, je ne veux en aucun cas finir ce billet sur une note en demi-teinte. Mieux vaut d'ailleurs que ce soit le grand poète portugais lui-même qui prenne la parole, pour célébrer une aube spleenétique:

Aquela triste e leda madrugada,
cheia toda de mágoa e de piedade,
enquanto houver no mundo saudade
quero que seja sempre celebrada.

Ela só, quando amena e marchetada
saía, dando ao mundo claridade,
viu apartar-se de uma outra vontade,
que nunca poderá ver-se apartada.

Ela só viu as lágrimas em fio
que, de uns e de outros olhos derivadas,
se ascrescentaram em grande e largo rio.

Ela viu as palavras magoadas
que puderam tornar o fogo frio,
e dar descanso as almas condenadas.


Cette aube si triste autant que joyeuse,
pleine toute de plainte et de pitié,
tant qu'au monde sera mélancolie
je veux qu'elle soit toujours célébrée.

Elle seule, quand irisée et amène
elle sortait, clarté donnant au monde,
vit de l'un se séparer l'autre cœur,
qui jamais ne s'en voyait séparé.

Elle seule vit les larmes couler
qui, des uns et autres yeux dérivées,
ont grandi en un long et large fleuve.

Elle vit les paroles douloureuses,
qui déjà ont pu rendre froid le feu,
et porter repos aux âmes damnées.

Attila

(1) http://ladelirante.fr/
(2) Luís de Camões par Fernão Gomes.