Les feuilles pas mortes

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

lundi 21 août 2023

Mangeterre - Dolores Reyes

mangeterre.jpg Publié en 2020 par les Editions de l'Observatoire, Mangeterre (Cometierra) est un roman de Dolores Reyes, traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon.

Deux enfants - ados se retrouvent à vivre seuls après le décès de leur mère et le départ de leur tante. La fille, surnommée Mangeterre, possède un don qui lui permet de savoir ce qui est arrivé à un ou une disparu(e) en mangeant un peu de sa terre. Ce roman oscille entre l'hyper réalisme et le fantastique. On peut le lire comme un roman initiatique ou comme une dénonciation de la violence économique et sociale en Amérique du Sud. J'ai apprécié cette lecture car la figure de Mangeterre, personnage qui voit et qui permet de secourir des victimes (quand il est encore temps) est loin des personnages de séries télé (doués et beaux), il s'agit davantage d'une adolescente juste extra-ordinaire (et l'extra est dans ce don lié à la terre) qui vit dans un monde miséreux et violent. On suit son parcours, ses relations avec les autres (son frère, son père, les amis de son frère, ses amoureux, ses "clients") et on la voit bien évoluer, sans jamais rentrer dans un texte psychologisant.

- Les morts ne traînent pas chez les vivants, il faut que tu comprennes ça. - Je m'en fous. Maman est toujours ici, chez moi, dans la terre. - Arrête ton char, tout le monde t'attend. S'ils ne veulent pas m'écouter, j'avale de la terre.


D'autres personnes n'osaient même pas franchir la grille. Elles laissaient la terre de leurs morts dans une bouteille avec une carte de visite et, attaché autour du goulot en verre, un nom. Je récupérais les bouteilles pour les disposer entre les plantes du jardin. Les jours de pluie battante, l'eau s'insinuait à l'intérieur, mélangeant leur terre à la mienne. Chaque bouteille était un peu de terre en mesure de parler.


Après que j'avais mangé la terre du rêve où elle m'était apparue, Ana est devenue bizarre. Elle se méfiait de moi. J'essayais de lui parler comme d'habitude, mais ce n'était plus pareil. Le silence planait. Elle observait tout ce que je faisais et j'avais l'impression qu'elle me surveillait parce qu'elle avait peur que je me remette à manger de la terre.


Editions de l'Observatoire, 20 €.

vendredi 20 août 2010

Mantra - Rodrigo Fresán

Mantra.jpg

J'avais entendu parler de Mantra à sa parution en français à la radio (dans une émission sur le Mexique). C'est donc avec joie que je l'ai emprunté à la bibliothèque quand je l'ai aperçu sur son rayon. Je n'ai pas été déçue et l'ai englouti avec délice.

Si vous aimez l'humour argentin, si vous aimez le Mexique, si vous aimez les narrations sophistiquées qui se jouent de tout, il est probable que vous partagerez mon enthousiasme. Si vous aimez (aussi) Roberto Bolaño, il est quasiment certain que vous apprécierez cet auteur argentin.

Il est difficile de résumer ce roman kaléïdoscopique sur Mexico, tant les références foisonnent, tant les narrateurs se détournent eux-mêmes de leur récit. Le lecteur doit accepter de se perdre, de rentrer dans le dédale de ce roman-ville souvent qualifié de monstrueux, ce de la même façon que le visiteur doit accepter se perdre dans Mexico DF. Pas d'histoires calibrées, rien de convenu dans cet ouvrage. On suit les pérégrinations d'un esprit malade, obsédé par un souvenir. On y parle souvenirs, rêves, création littéraire. On y visite aussi Mexico, de manière informelle et subjective. Un vrai régal.
Pour vous convaincre (ou pas), je vous laisse en compagnie des mots de l'auteur (traduits en français par Isabelle Gugnon) :

On m'a dit un jour ou je l'ai lu quelque part - je m'en souviens maintenant - que pendant notre enfance, nous nous posons trente-trois questions par heure et qu'avec le temps, celles-ci se raréfient car les réponses sont là, pensées par d'autres et prêtes à être adoptées par nous sans même nous laisser le loisir de nous interroger sur le pourquoi et le comment de ce qui nous entoure et nous confond.


Les aborigènes qui affirment que les photos volent l'âme à jamais ont raison. Martín Mantra aussi. Il pensait comme moi et a donc refusé d'apparaître sur la photo de groupe de notre classe de CM2.


Les plus grands prophètes n'étaient que des élus d'eux mêmes qui racontaient la même histoire, chaque jour un peu mieux, de village en village, d'année en année, jusqu'à ce que tout ce qu'ils criaient au bord de la mer, en haut d'un rocher vertical sur le désert horizontal ou pendus par les pieds à la poutre maîtresse des temples de la zone crépusculaire finisse par faire partie intégrante du paysage et de notre histoire. Toujours les mêmes mots dits et redits autant de fois que nécessaire, jusqu'à ce qu'au bout du compte, miraculeusement alléluiaformes, ils soient obligés de croire à tout ce qu'ils étaient parvenus à faire croire aux autres.
Il me semble que c'est ainsi que naissent les meilleures religions.


Où trouve-t-on encore quelque chose dans la ville de Mexico? La réponse des Mexicains est toujours polie au point d enous mettre mal à l'aise. Longue réponse bourrée de flèches et de raccourcis. Nous prenons note. Nous prenons la direction indiquée. Nous arrivons n'importe où sauf là où nous voulions aller et devions nous trouver. C'est là que nous comprenons que les Mexicains - bien éduqués et prêts à rendre service - préfèrent raconter n'importe quoi plutôt que de dire je ne sais pas.
Eh oui, c'est comme ça.



Et pour le plaisir, quelques liens :

chez Le Matricule des anges : j'aime beaucoup cet entretien dans lequel Fresán explique comment Mantra a été conçu.
chez Culturopoing : une très enthousiaste chronique qui pourra vous donner envie d'embarquer pour Mantra.
Chez remue.net : un bel article, peut-être à lire avec précaution pour ceux qui n'ont pas lu mais aimeraient lire Mantra et conserver tous les effets de surprise (parfois, de belles lectures sont gâchées quand on en sait un peu trop).
Un bel hommage à Bolaño, en espagnol, écrit par Fresán. De mon côté, je vais suivre de près cet auteur et salive déjà à l'idée de lire ses autres romans.


Grimmy

dimanche 7 février 2010

Fin d'un jeu - Julio Cortázar

findunjeu.jpg

C'est un recueil de nouvelles que je voulais vous présenter aujourd'hui. Regardez comme la couverture est élégante avec son jeu de typo et son discret dégradé! Sobre et originale, en parfait accord avec le recueil.

Fin d'un jeu de Julio Cortázar réunit de petits joyaux très variés, mais qui décrivent tous un jeu différent et sa fin. Certaines nouvelles restent bien ancrées dans le réel, d'autres glissent subtilement vers le fantastique ou l'onirique. Le lecteur peut s'amuser en fin de chaque partie à délimiter les frontières du jeu, à chercher à comprendre ses règles internes. C'est toujours amusant de jouer en lisant.

L'écriture est fluide et poétique, riche de sens et très juste. Cortázar est un très fin observateur et son sens du détail fait souvent mouche. Il réussit à bien planter la réalité de ses récits, pour mieux la morceler ensuite, pour mieux créer une ambiance inquiétante et double. Comme l'un de mes plus grands plaisirs est de découvrir le thème et le titre de chaque nouvelle au fur et à mesure, je ne listerai pas les nouvelles que j'ai préférées, pour ne pas les déflorer ni gâcher votre plaisir (c'est tellement fragile les nouvelles de Cortázar). Mais si vous aimez les nouvelles fantastiques, celles qui montrent l'irruption de l'irréel dans le réel, n'hésitez pas à plonger dans ce recueil.

Quelques extraits seront plus parlants que de longs discours :

Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s'organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie.

Mais les choses avaient peu changé au fond, ces deux années entre eux avaient été aussi un coin vide du temps et les chiffons sales, c'était tout ce qu'ils ne s'étaient pas dit et qu'ils auraient du, peut-être, se dire.

C'était curieux que le Numéro Un ait eu l'idée de faire tuer Romero au café qui fait l'angle des rues Cochabamba et Piedras, et à pareille heure; peut-être, s'il fallait en croire certaines rumeurs, le Numéro Un se faisait-il vieux?

Grimmy