Les feuilles pas mortes

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lundi 22 mars 2010

Education européenne - Romain Gary

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Romain Gary est né en 1914 en Russie. Education européenne est son premier roman publié sous le pseudonyme de Romain Gary. Publié en 1945, il a été rédigé pendant les combats en 1943.

Ce roman initiatique démarre au début de la bataille de Stalingrad. Il retrace le parcours de Janek, un adolescent dont le père lui ordonne de se terrer dans la forêt pour échapper aux combats. Son père ne revenant pas le chercher (il a probablement été tué), Janek rejoint des partisans, de diverses nationalités, qui luttent contre les Allemands. Affamés et frigorifiés, ils agissent comme ils peuvent, avec très peu de moyens. Janek les aide en tant qu'agent de liaison.

C'est dans ce climat hostile que Janek devient un homme et rencontre l'amour, à travers une jeune fille devant se prostituer pour soutirer des renseignements.

Ce livre a été grandement salué par la Critique, à juste titre. Cela dit, j'avoue avoir eu beaucoup de mal à me mettre dedans et à suivre vraiment l'action. Il m'en reste davantage des impressions : le froid, la faim, la rudeur, les sentiments malgré tout. Une belle lecture qui m'a surtout accrochée à la fin.
Je vous laisse en compagnie de quelques extraits :

Il ne savait pas comment on meurt. Sans doute un homme meurt-il lorsqu'il est prêt à mourir, et il est prêt lorsqu'il est trop malheureux. Ou bien, peut-être, un homme meurt-il lorsqu'il ne lui reste plus rien d'autre à faire. C'est un chemin qu'un homme prend lorsqu'il n'a plus où aller... Mail il ne mourut pas. Son coeur battait, battait toujours. Il n'était pas plus facile de mourir que de vivre.

Il pensait souvent à ce que son père lui avait dit, lorsqu'ils s'étaient vus pour la dernière fois, et la phrase "rien d'important ne meurt" lui revenait toujours à l'esprit, et il la retrouvait jusque dans le murmure éternel de la forêt. C'était une phrase bien étrange, alors que tant d'hommes étaient tués chaque jour.

Rien d'important ne meurt... Seuls... les hommes... et les papillons...


Grimmy

samedi 20 mars 2010

Ni Dieu ni Maître - Blanqui

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C'est un livre publié par Aden dans la collection Opium du peuple que je vous présente aujourd'hui. La célèbre formule "Ni Dieu ni maître" avait été lancée par Blanqui à la face des puissants. Ce livre retrace l'origine de la formule, la remet en contexte et l'explique. La pensée de Blanqui est également présentée par des extraits de ses écrits.
Blanqui est né en 1805 et a passé la plupart de sa vie en prison (quasi 37 ans). Agité politique, il revendiquait le suffrage universel, l'égalité hommes-femmes et la libération des esprits.
L'édition proposée par Aden est belle (couverture à rabats, joli papier, marges confortables) et il est précieux de pouvoir accéder ainsi aux textes pour mieux appréhender la pensée de Blanqui, un beau plaidoyer pour le hic et nunc et contre l'exploitation.
L'introduction de Maurice Dommanget pose donc bien les bases pour une bonne compréhension des extraits suivants. C'est intéressant car souvent la formule de Blanqui est mal comprise.
Pour le reste, eh bien, j'ai trouvé cela succulent, dynamique et moderne. Blanqui ne mâche pas ses mots et je crois que même ceux qui ne partageront pas ses idées trouveront du plaisir en lisant sa prose.
Je vous quitte en vous en proposant donc un petit goût :

Où fleurit la débauche? En Italie, en Espagne, en Autriche, dans tous les pays papistes. Par le nombre des madones, on peut évaluer celui des prostitués. Partout, dévergondage et bigoterie sont mari et femme. Seule, peut-être, la Bretagne fait exception. Le climat y éteint la luxure, mais l'ivrognerie prend sa place.

Méthode essentiellement catholique pour arrêter la propagation d'une idée : l'extermination jusqu'au dernier de tous ceux qui la professent.

Si vous voulez un nom commémoratif du progrès, prenez celui de Gutemberg. Il a plus fait dans l'Histoire de l'humanité que tous les Luther du monde.

Grimmy

mardi 9 mars 2010

Ellys et Thanatos - André Suarès

Ellys et Thanatos, un titre simple pour une délicate pièce de théâtre. Je connais peu les écrits de Suarès. Je le trouve un peu boudé, que ce soit au lycée ou à l'université, injustement. Pour ma part, j'avais été émerveillée par sa Tragédie d'Elektre et d'Oreste et c'est avec grand plaisir que je me suis donc lancée dans la lecture de cette pièce de théâtre.

Ellys est une belle jeune fille irlandaise et Thanatos, un (voire le) prince mortifère. La pièce est un long poème dramatique, relatant comment Thanatos va enlever Ellys au monde des vivants. Autant vous dire tout de suite que l'on n'est pas dans le registre des lectures qui agrippent la curiosité du lecteur par leurs intrigues. Non, au risque de vous décevoir, la fin est sans surprise (comme dans beaucoup de tragédies que nous lisons davantage pour leur portée symbolique et pour voir comment elles vont se dérouler). Mais les mots de Suarès sont magnifiques et résonnent comme une musique magique : simples, justes et d'une grande force évocatrice. Les deux personnages éponymes sont attachants et l'on ne peut s'empêcher d'avoir un regard bienveillant sur leur histoire d'amour, même si l'on sait pertinemment qu'elle implique la mort de l'héroïne.

L'édition que j'ai entre les mains est celle de Rougerie. Ce qui est touchant, c'est que c'est un livre qui avait été en quelque sorte oublié : imprimé en 1978, l'exemplaire n'avait jamais été lu (j'ai dû découper les pages). C'est une belle édition sur papier bouffant contenant le texte établi et préfacé par Yves-Alain Favre. Un vrai plaisir. Je suis contente qu'il se soit trouvé sur notre chemin, dans une des librairies que nous fréquentons. Une petite promenade sur le site de l'éditeur nous donne leur devise : « Je publierai donc ce que j’aime. Revendiquant même le droit de me tromper. Refusant toutes les étiquettes, ne me laissant enfermer dans aucun système. Capable d’aimer aussi bien une poésie lyrique que celle concise où chaque mot porte son poids » (Poésie Présente N° 1, 1970). Vraiment une belle maison à découvrir.

Je vous laisse en compagnie de quelques extraits d'Ellys et Thanatos :

Ellys s'est réveillée à l'aube : elle est toute vive de n'avoir presque pas dormi.

Qui es-tu? Pardonne-moi d'être si familière. On ne dit "Tu" qu'aux dieux. Vous êtes un dieu, peut-être.

Le ciel est une mer aussi, mais au calme infini. Les étoiles sont ses lucioles.

Grimmy

vendredi 26 février 2010

Lettrines - Julien Gracq

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Je viens de finir Lettrines, de Julien Gracq. Le deuxième volume (1) s'entend, car l'expérience de publication de fragments tirés de ses cahiers personnels a été menée en deux temps par l'auteur: Lettrines en 1967 puis Lettrines 2 en 1974, les deux tomes bien évidemment publiés chez José Corti, son éditeur attitré. La lecture du premier volume m'avait occupé il y a quelques mois de cela.

Les textes de ces 2 recueils sont de longueur variable, de quelques lignes à plusieurs pages. Les sujets sont éclectiques: la littérature bien sûr (les lectures de l'auteur, ses vues sur l'écriture, et aussi la vie et les échanges littéraires), des impressions de voyages (surtout dans le deuxième volume, dont le récit d'un voyage aux Etats-Unis occupe une bonne partie), des souvenirs d'enfance (à Saint-Florent-le-Vieil, à Nantes) ou de l'âge adulte (la guerre, en tant que soldat, les villes du professorat – Nantes, Quimper et sa région –), etc.

Ces deux livres, qui portent haut l'esthétique du fragment chère à Roland Barthes, sont pour moi une source de perpétuel enchantement: quel plaisir de les ouvrir au hasard, pour y goûter la prose de Gracq, si riche, précise et chatoyante. Des lieux – qui peuvent pourtant nous être familiers – prennent vie sous un nouveau visage, animé par le regard artiste du créateur:

Ce qui fait la beauté dramatique du Raz, c'est le mouvement vivant de son échine centrale, écaillée, fendue, lamellée, qui n'occupe pas le milieu du cap, mais sinue violemment en mèche de fouet, hargneuse et reptilienne, se portant tantôt vers les aplombs de droite, tantôt vers les aplombs de gauche. Le prolongement final, encore éveillé, laboure le raz de Sein comme le versoir d'un soc de charrue. Le minéral vit et se révulse dans cette plongée qui se cabre encore: c'est le royaume de la roche éclatée ; la terre à l'instant de s'abîmer dans l'eau hostile redresse et hérisse partout ses écailles à rebrousse-poil.

Un plaisir plus grand encore se ressent dans la sensation de proximité avec l'homme, qui cependant n'oublie jamais tout à fait d'être écrivain. Ces fragments sont du ressort de l'intime, comme des conversations au coin du feu que l'on voudrait avoir eues avec le vieil homme (2). Mais intime ne veut pas dire apathique, ou ennuyeux. L'ironie, l'humour, pour tout dire les humeurs de l'auteur sont bien présentes:

La notion utile de livre sans auteur, introduite dans la librairie, en officialisant un secteur de littérature industrielle, permettrait à la clientèle de masse, dans les bibliothèques de gare et de métro, d'aller à l'imprimé comme on va au cinéma du samedi soir, sans se poser de questions de provenance embarrassantes ou importunes.
Mais – j'y songe – c'est déjà fait. Si l'on parcourt de l'œil l'éventaire d'une librairie de gare, il est clair que le nom de l'auteur n'est plus aujourd'hui sur la couverture, neuf fois sur dix, que l'équivalent du nombril au milieu du ventre: quelque chose dont l'absence se remarquerait, mais qui ne saurait a priori inciter personne à une quelconque recherche de paternité.

Attila

(1) Je n'ai pas trouvé déjà numérisée la couverture de ce deuxième volume, mais je vous conseille de faire un tour sur le site de l'éditeur, qui propose un riche espace dédié à Julien Gracq et à la présentation de ses œuvres.
(2) Je dis ça par rapport à sa disparition récente, qui m'a marqué: Gracq n'avait guère que... 64 ans en 1974.

samedi 20 février 2010

Rapaces - Dufaux et Marini

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C'est une intégrale que je vais aujourd'hui vous présenter : Rapaces de Dufaux et Marini.
Pour situer un peu, Dufaux, c'est l'auteur entre autres de Giacomo C. et Djinn. Marini, quant à lui, a travaillé sur la série Scorpion.

C'est une belle édition que j'ai entre les mains, sur un papier de très bonne qualité, dans un format plus grand que le format BD habituel, avec en bonus des extraits du carnet de Marini. Cela peut donc être une idée de cadeau assez sympa.

Composée de quatre tomes, c'est une série qui conte les aventures de Vicky, une policière humaine, dans un monde où les rapaces règnent. On pourrait penser que les rapaces, ce sont les vampires, qui ont bien changé depuis le 19e siècle et qui maîtrisent le monde (au prix d'une compromission qui leur coûtera cher). Mais les rapaces, ce sont plutôt les deux immortels, Drago et Camilla, qui rôdent la nuit dans la ville afin d'exterminer ceux qui ont trahi leur ancêtre. Ils n'ont pas perdu le goût du sang et ne connaissent pas la dégénérescence qui affaiblit les autres vampires.

Nous sommes donc ici en présence d'hommes, de vampires et de rapaces. Tous les ingrédients sont réunis pour mener une réflexion sur le pouvoir (instable forcément) et sur l'identité (instable également quand les frontières entre les différentes espèces sont franchies). Nous ne sommes pas face à une série psychologique et nous notons de l'action, des combats, des scènes torrides, des tractations,.... Le tout est mené très rapidement, efficacement, jusqu'au terme de l'album qui présente un nouvel ordre (ou désordre, c'est selon).

C'est une bonne BD, assurément, le libraire ne m'a pas conseillé n'importe quoi, mais... j'avoue qu'elle ne m'a pas absolument conquise. J'ai peut-être eu un peu trop l'impression de me trouver face à une intrigue américaine (comme dans les grandes productions fantastiques), le genre d'intrigues à scénario où les actions se succèdent et mènent à un point qui n'est pas forcément des plus cohérents. J'ai eu un peu le sentiment que l'idée de départ était très bonne mais que finalement sa mise en pratique (en dessin) ne convenait pas tant que ça aux auteurs et que le rythme compensait donc d'autres faiblesses. J'ai peut-être également été gênée par l'inspiration manga violent qui se ressent parfois.

Ceci dit, malgré ces petites réserves, le dessin est beau et la BD cohérente. Vous pouvez donc vous laisser tenter par ce récit futuriste, si ce sont des thèmes qui vous attirent.

Pour plus d'information, vous pouvez aussi visiter le site dédié à cette BD : http://www.rapaces.net/

- Trois victimes ! Trois victimes avec un kyste derrière l'oreille droite !!
- Je sais, c'est dingue comme histoire!!...

Elle n'a pas pu s'empêcher... Alors qu'il s'était assoupi, elle lui a caressé la tête. Là, près de l'oreille droite, ses doigts ont rencontré un kyste... Un mouvement de répulsion a suivi.

Grimmy

samedi 13 février 2010

Rébétiko - David Prudhomme

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Cette BD parle de musique. Le rébétiko (1) est cette forme populaire d'expression musicale émergeant des quartiers populaires des grandes villes de Grèce au début du siècle. Elle est née du déracinement des Grecs d'Asie mineure contraints d'émigrer vers la Grèce continentale au moment de l'échange de population de 1922.

Cette BD parle de mauvais garçons. A l'image du fado ou du tango, les thèmes du rebetiko sont ceux d'un blues ordinaire: l'amour, la mort, le déracinement, l'alcool et surtout la drogue. L'ivresse procurée par le chanvre, d'où le sous-titre, La mauvaise herbe: les volutes du bouzouki et du baglama concurrencent celles du haschisch.

Cette BD parle de la Grèce. La Grèce des tavernes ombragées, des rues plombées de soleil, des nuits bleutées. La Grèce des bars glauques du Pirée, sombres et enfumés, peuplés de personnages interlopes. La Grèce à mi-chemin entre Orient et Occident, questionnée dans toute la dimension de sa grécité: narguilés et caryatides... La Grèce, enfin, de 1936, au début de la dictature de Métaxas, basculant à son tour dans un système dictatorial et fascisant.

– Posséder un bouzouki ou un baglama est illégal. Les flics les cassent. C'est que nous voguons vers l'Occident ! Ca a l'air stupide, comme ça, dans ce pays où est née la démocratie, mais...
– Dionysos est bien mort.
– Et le peuple l'accepte.

Cette BD parle d'amour et de solitude, de mort et de liberté.

Cette BD nous transmet le souffle libertaire qui habitait ces musiciens.

Cette BD est magnifique.

Attila

(1) Je ne peux que vous encourager à aller faire un tour sur le blog élaboré en parallèle par l'auteur, où vous trouverez, selon ses mots, « images, à côtés, essais, repentirs et musiques d'une bande dessinée sur le rébétiko ».

vendredi 22 janvier 2010

LQR La propagande du quotidien - Eric Hazan

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Si vous aussi, vous êtes fatigués par les discours vides de sens que l'on nous sert à longueur de media, ce livre est fait pour vous. Si vous ne l'êtes pas, il est aussi fait pour vous, ne serait-ce que pour mettre en lumière l'emploi fallacieux de termes qui sont entrés dans notre quotidien, non pas parce que nous les utilisons, mais parce que nous en sommes matraqués.

Conçu par Eric Hazan et édité par Raisons d'agir (maison d'édition fondée par Pierre Bourdieu), LQR recense et met en lumière les dérives de la langue médiatique, cette novlangue que nous ne parlons pas mais entendons régulièrement.

La prépondérance de l'adjectif « social » (dans des expressions comme « plan social » pour « plan de licenciement », « la question sociale », « le débat social » et j'en passe), le retour à tout va de l'adjectif « citoyen », l'emploi de termes issus du marketing (« coach », « manager »), tout ceci est analysé par la plume d'Eric Hazan, qui relève, comme l'avait fait Victor Klemperer pour la langue du Troisième Reich, les spécificités d'une langue artificieuse qui nous entour(loup)e.

J'aimerais juste brièvement insister sur la qualité de cet ouvrage, en trois points :

  • la forme (l'objet livre) : il s'agit d'un petit livre de poche, avec une couverture simple, sobre mais recherchée. le papier utilisé n'est pas trop blanc, les marges existent et le texte respire. Les notes sont présentées agréablement. Aucune erreur ortho-typographique ne m'a sauté aux yeux (ce n'est pas que je les traque mais aujourd'hui, il est assez rare de n'en voir aucune dans des livres). Le travail de l'éditeur est très appréciable. Franchement, pour 6 euros, ce n'est pas la norme de voir un tel souci du respect ortho-typo et du confort du lecteur.
  • la forme de l'essai : les propos d'Hazan sont très bien structurés et exprimés avec fluidité.
  • le fond : j'ai beaucoup aimé également, car les sources sont données et les propos argumentés. La partie qui m'a le plus intéressée, c'est quand il aborde une étude de Nicole Loraux sur l'Athènes classique (La Cité divisée) et la met en parallèle avec notre société. C'est très bien vu, habilement amené et apporte une réelle mise en perspective. Finalement, même ceux qui ne seront pas de l'avis de l'auteur (et du mien) apprendront des choses à la lecture de ce livre.

Je le conseille donc vivement : LQR est un ouvrage qui peut faire partie du barda de (l'auto)défense intellectuelle. En voici un extrait :

Il n'y a plus de pauvres mais des gens modestes, des conditions modestes, des familles modestes. Être orgueilleux quand on n'a pas d'argent n'est pas pour autant interdit, mais cette façon de dire implique au moins une certaine modération dans les exigences.

N.B. : Eric Hazan est aussi un éditeur engagé, fondateur de La Fabrique. J'ai eu l'occasion d'assister à une rencontre où il était présent et il s'est montré respectueux de tous et disponible. Il avait été invité à choisir un court-métrage à projeter à l'issue de la rencontre et nous avait offert la découverte d'un film documentaire tourné avec peu de moyens : N'entre pas sans violence dans la nuit. Un choix à l'image de ses propos et engagements.

Grimmy

mardi 19 janvier 2010

De Cape et de crocs - Ayroles - Masbou

Ah, De Cape et de crocs, la plus littéraire des bandes dessinées ! Je ne fais certes pas preuve d'une originalité décoiffante en proposant une chronique de cette fresque qui suscite depuis ses débuts en 1995 un engouement massif (1). Cependant, la sortie du tome 9 il y a de cela deux mois a été l'occaz' pour moi de tout relire et, une fois de plus, j'en suis sorti plus enthousiaste que jamais.

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De la Venise du XVIIe siècle à la Lune de la même époque, en passant par Malte et les mystérieuses îles Tangerines. Autrement dit: de la commedia dell'arte à Cyrano de Bergerac, en passant par Molière, La Fontaine ou Robert Louis Stevenson. Tous ces écrivains, et bien d'autres encore, président en effet aux destinées des personnages de MM. Ayroles et Masbou, au premier rang desquels Armand Raynal de Maupertuis, gentilhomme gascon, et Don Lope de Villalobos Y Sangrin, hidalgo andalou, respectivement renard et loup de leur état (2). C'est accompagnés de leurs dames, la fière gitane Hermine et l'éthérée Séléné, ainsi que de fidèles amis, tels le janissaire turc Kader et le vaillant lapin Eusèbe, que nos deux bretteurs se lancent à la poursuite d'un trésor, puis, de là, dans une aventure bien plus extraordinaire encore...

Ils vous montrent des dents
A croquer la Fortune
A décroisser la lune
A bouffer des haubans

La qualité des dialogues, parsemés de strophes entières d'alexandrins (et même de vers blancs: un nouveau défi à chaque lecture pour les retrouver !) le dispute à celle des illustrations et des couleurs, toutes splendides et accrocheuses: chaque moment de l'œuvre baigne dans une ambiance différente, qu'elle soit vénitienne, maritime, ou même extra-terrestre (3). Les références et les clins d'oeil - littéraires et/ou graphiques - sont légion et démultiplient les niveaux de lecture. La métaphore théâtrale reste le fil rouge de la série, et propose une mise en abyme dramatique sans cesse renouvelée. Quant à l'humour, il est omniprésent et d'une finesse redoutable.

Les membres de l'équipage du Captain Booney Boone, « pirate sanguinaire, mais joyeux »:

- Un lapin ?!
- Oui ! Un LLapin ! Le plus terrible porte-malheur qu'un navire puisse embarquer ! Je l'ai vu dans la cambuse, avidement penché sur une botte de carottes !
- Livide tel un spectre, il rôde dans nos coursives ! N'entendez vous pas son couinement démoniaque ?
- Ô funeste augure qui fait de ce vaisseau une épave en sursis ! / - Funeste augure !
- Un fétu dérisoire jeté sur l'insondable abîme ! / - Abîme !
- Peuplé d'agonisants que l'océan réclame ! / - Il nous réclame !
- Maître charpentier, fais-moi un cercueil !
- Il m'a dérobé une lime ! Surement pour affûter ses cruelles incisives !

Protéiforme, foisonnante, éclatante, fastueuse, cette œuvre est en un mot telle que la période sous les auspices de laquelle elle a vu le jour: baroque.

Attila

(1) Cf. par exemple le site et le wiki qui lui sont consacrés.
(2) On aura reconnu un premier clin d'oeil de l'onomastique en direction du Romant de Renart, où le nom de l'antre du goupil est Maupertuis et celui son acolyte canidé Ysangrin.
(3) Pour exemple sont présentées ici les couvertures des tomes 1 et 9, premier et dernier - pour l'heure ! - de la série.

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