Ah, De Cape et de crocs, la plus littéraire des bandes dessinées ! Je ne fais certes pas preuve d'une originalité décoiffante en proposant une chronique de cette fresque qui suscite depuis ses débuts en 1995 un engouement massif (1). Cependant, la sortie du tome 9 il y a de cela deux mois a été l'occaz' pour moi de tout relire et, une fois de plus, j'en suis sorti plus enthousiaste que jamais.

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De la Venise du XVIIe siècle à la Lune de la même époque, en passant par Malte et les mystérieuses îles Tangerines. Autrement dit: de la commedia dell'arte à Cyrano de Bergerac, en passant par Molière, La Fontaine ou Robert Louis Stevenson. Tous ces écrivains, et bien d'autres encore, président en effet aux destinées des personnages de MM. Ayroles et Masbou, au premier rang desquels Armand Raynal de Maupertuis, gentilhomme gascon, et Don Lope de Villalobos Y Sangrin, hidalgo andalou, respectivement renard et loup de leur état (2). C'est accompagnés de leurs dames, la fière gitane Hermine et l'éthérée Séléné, ainsi que de fidèles amis, tels le janissaire turc Kader et le vaillant lapin Eusèbe, que nos deux bretteurs se lancent à la poursuite d'un trésor, puis, de là, dans une aventure bien plus extraordinaire encore...

Ils vous montrent des dents
A croquer la Fortune
A décroisser la lune
A bouffer des haubans

La qualité des dialogues, parsemés de strophes entières d'alexandrins (et même de vers blancs: un nouveau défi à chaque lecture pour les retrouver !) le dispute à celle des illustrations et des couleurs, toutes splendides et accrocheuses: chaque moment de l'œuvre baigne dans une ambiance différente, qu'elle soit vénitienne, maritime, ou même extra-terrestre (3). Les références et les clins d'oeil - littéraires et/ou graphiques - sont légion et démultiplient les niveaux de lecture. La métaphore théâtrale reste le fil rouge de la série, et propose une mise en abyme dramatique sans cesse renouvelée. Quant à l'humour, il est omniprésent et d'une finesse redoutable.

Les membres de l'équipage du Captain Booney Boone, « pirate sanguinaire, mais joyeux »:

- Un lapin ?!
- Oui ! Un LLapin ! Le plus terrible porte-malheur qu'un navire puisse embarquer ! Je l'ai vu dans la cambuse, avidement penché sur une botte de carottes !
- Livide tel un spectre, il rôde dans nos coursives ! N'entendez vous pas son couinement démoniaque ?
- Ô funeste augure qui fait de ce vaisseau une épave en sursis ! / - Funeste augure !
- Un fétu dérisoire jeté sur l'insondable abîme ! / - Abîme !
- Peuplé d'agonisants que l'océan réclame ! / - Il nous réclame !
- Maître charpentier, fais-moi un cercueil !
- Il m'a dérobé une lime ! Surement pour affûter ses cruelles incisives !

Protéiforme, foisonnante, éclatante, fastueuse, cette œuvre est en un mot telle que la période sous les auspices de laquelle elle a vu le jour: baroque.

Attila

(1) Cf. par exemple le site et le wiki qui lui sont consacrés.
(2) On aura reconnu un premier clin d'oeil de l'onomastique en direction du Romant de Renart, où le nom de l'antre du goupil est Maupertuis et celui son acolyte canidé Ysangrin.
(3) Pour exemple sont présentées ici les couvertures des tomes 1 et 9, premier et dernier - pour l'heure ! - de la série.