rion

Je viens de finir Lettrines, de Julien Gracq. Le deuxième volume (1) s'entend, car l'expérience de publication de fragments tirés de ses cahiers personnels a été menée en deux temps par l'auteur: Lettrines en 1967 puis Lettrines 2 en 1974, les deux tomes bien évidemment publiés chez José Corti, son éditeur attitré. La lecture du premier volume m'avait occupé il y a quelques mois de cela.

Les textes de ces 2 recueils sont de longueur variable, de quelques lignes à plusieurs pages. Les sujets sont éclectiques: la littérature bien sûr (les lectures de l'auteur, ses vues sur l'écriture, et aussi la vie et les échanges littéraires), des impressions de voyages (surtout dans le deuxième volume, dont le récit d'un voyage aux Etats-Unis occupe une bonne partie), des souvenirs d'enfance (à Saint-Florent-le-Vieil, à Nantes) ou de l'âge adulte (la guerre, en tant que soldat, les villes du professorat – Nantes, Quimper et sa région –), etc.

Ces deux livres, qui portent haut l'esthétique du fragment chère à Roland Barthes, sont pour moi une source de perpétuel enchantement: quel plaisir de les ouvrir au hasard, pour y goûter la prose de Gracq, si riche, précise et chatoyante. Des lieux – qui peuvent pourtant nous être familiers – prennent vie sous un nouveau visage, animé par le regard artiste du créateur:

Ce qui fait la beauté dramatique du Raz, c'est le mouvement vivant de son échine centrale, écaillée, fendue, lamellée, qui n'occupe pas le milieu du cap, mais sinue violemment en mèche de fouet, hargneuse et reptilienne, se portant tantôt vers les aplombs de droite, tantôt vers les aplombs de gauche. Le prolongement final, encore éveillé, laboure le raz de Sein comme le versoir d'un soc de charrue. Le minéral vit et se révulse dans cette plongée qui se cabre encore: c'est le royaume de la roche éclatée ; la terre à l'instant de s'abîmer dans l'eau hostile redresse et hérisse partout ses écailles à rebrousse-poil.

Un plaisir plus grand encore se ressent dans la sensation de proximité avec l'homme, qui cependant n'oublie jamais tout à fait d'être écrivain. Ces fragments sont du ressort de l'intime, comme des conversations au coin du feu que l'on voudrait avoir eues avec le vieil homme (2). Mais intime ne veut pas dire apathique, ou ennuyeux. L'ironie, l'humour, pour tout dire les humeurs de l'auteur sont bien présentes:

La notion utile de livre sans auteur, introduite dans la librairie, en officialisant un secteur de littérature industrielle, permettrait à la clientèle de masse, dans les bibliothèques de gare et de métro, d'aller à l'imprimé comme on va au cinéma du samedi soir, sans se poser de questions de provenance embarrassantes ou importunes.
Mais – j'y songe – c'est déjà fait. Si l'on parcourt de l'œil l'éventaire d'une librairie de gare, il est clair que le nom de l'auteur n'est plus aujourd'hui sur la couverture, neuf fois sur dix, que l'équivalent du nombril au milieu du ventre: quelque chose dont l'absence se remarquerait, mais qui ne saurait a priori inciter personne à une quelconque recherche de paternité.

Attila

(1) Je n'ai pas trouvé déjà numérisée la couverture de ce deuxième volume, mais je vous conseille de faire un tour sur le site de l'éditeur, qui propose un riche espace dédié à Julien Gracq et à la présentation de ses œuvres.
(2) Je dis ça par rapport à sa disparition récente, qui m'a marqué: Gracq n'avait guère que... 64 ans en 1974.