L'on parle beaucoup de l'Iran en ce début d'année. Bien sûr les événements politiques prennent-ils une large part de cette couverture médiatique, mais pour une fois perce un aspect de la vie culturelle de « là-bas » grâce au film de Bahman Gohbadi, Les chats persans. Et c'est heureux: tel genre d'œuvre fera peut-être méditer d'aucuns qui souhaiteraient enterrer les ayatollahs tarés sous un tapis de bombes en leur montrant que, fatalement en pareil cas, les barbus barjots ne seraient pas les seuls touchés...

Mais là n'est pas l'objet de ce billet: il souhaiterait plutôt saluer, en même temps que la naissance de ce blog, la polymorphe résistance iranienne en convoquant un maître de la littérature persane contemporaine, Sadegh Hedayat (1903-1951). C'est en 1953 qu'est édité en France chez José Corti son chef-d'œuvre, La Chouette aveugle, dans la magnifique traduction de Roger Lescot, diplomate français qui fréquenta l'écrivain à Téhéran. Ce court roman parut d'abord de façon tout à fait confidentielle à Bombay en 1936. Hedayat l'estimait à coup sûr trop novateur et scandaleux pour la société iranienne de son temps (1). En cela il est emblématique de la tension constante qui parcourt toute son œuvre, entre influences de la littérature moderne européenne (l'auteur traduisit notamment Sartre et Kafka) et intérêt central pour la culture et les traditions d'une civilisation millénaire.

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Une atmosphère fantastique et oppressante domine ce récit à la première personne qui n'est, assurément, pas des plus légers. Le style et la construction du roman renforcent encore les obsessions morbides ainsi que les hallucinations moites et angoissées du narrateur opiomane: une brutale asyndète brise le récit à son premier tiers et nous ouvre une porte sur les abîmes de la schizophrénie, tandis que les répétitions lancinantes de motifs visuels et sonores le maintiennent dans une tension palpable.

Les ombres de Kafka, de Poe, de Dostoïevski se sont mises au chevet de cette œuvre noire, dont la lecture n'est vraiment pas de tout repos: ce livre fascine, obsède, hypnotise et, pour tout dire, épuise physiquement. Il remue aussi considérablement nos angoisses morbides puisque, comme le dit M. Lescot dans sa préface,

Rien à espérer de cette vie, rien non plus d'une autre.

On pourrait aussi y accoler cette sentence de Beckett, dans Fin de partie:

« Vous êtes sur terre, c'est sans remède! »

Pourtant, cette œuvre si marquante l'est avant tout pour l'intense jouissance littéraire qu'elle procure. Architecture complexe, mises en abyme, théâtralisation des scènes, rendu des sons, couleurs, sensations, force de la tension dramatique au regard de la ténuité de l'action... sont autant de ses principales qualités. De cet homme qui se donna la mort dans son appartement parisien le 9 avril 1950, ce bref roman halluciné est donc un témoignage littéraire majeur.

« Je n'écris que pour mon ombre projetée par la lampe sur le mur ; il faut que je me fasse connaître d'elle. »

Attila

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(1) Cf. M.F. Farzaneh, Rencontres avec Sadegh Hedayat, José Corti, 1993.