Les feuilles pas mortes

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mardi 4 juillet 2023

Leukerbad 1951 / 2014 - James Baldwin - Teju Cole

Leukerbad
Les éditions Zoé ont publié en mars dernier Leukerbad 1951 / 2014. Ce livre rassemble deux textes, l'un de James Baldwin, Un étranger au village, l'autre de Teju Cole, Corps noir. Deux textes écrits par deux hommes noirs ayant séjourné à Leukerbad (dans le Haut-Valais, en Suisse). Deux textes qui se font écho, et qui montrent la persistance du racisme, même si "les choses ont changé" entre 1951 et 2014.

James Baldwin est traduit en français par Marie Darieussecq. C'est le premier texte que je lis de sa plume (je vais donc avoir le bonheur de découvrir les autres), mais j'avais écouté une série très intéressante d'émissions sur France culture dans laquelle il évoque sa jeunesse et son parcours. On la trouve encore ici : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-je-m-appelle-james-baldwin.
Un grand auteur que je suis contente de découvrir et que j'espère vous prendrez plaisir à lire aussi.

Tout le monde au village connaît mon nom, bien qu'ils l'utilisent rarement, tout le monde sait que je viens d'Amérique - bien que ça, apparemment ils n'y croiront jamais tout à fait : les hommes noirs viennent d'Afrique - et tout le monde sait que je suis l'ami du fils d'une femme qui est née ici, et que je loge dans leur chalet. Mais je demeure le même total étranger que le jour de mon arrivée, et les enfants crient "Neger! Neger!" quand je marche dans les rues.


L'homme noir demande avec insistance, par tous les moyens qu'il trouve à sa disposition, que l'homme blanc cesse de le regarder comme une rareté exotique et le reconnaisse comme un être humain. C'est un moment très tendu et difficile, car l'homme blanc est très déterminé dans sa naïveté. La plupart des gens ne sont pas plus naturellement réfléchis qu'ils ne sont naturellement méchants, et l'homme blanc préfère garder l'homme noir à une certaine distance humaine parce qu'il lui est plus facile ainsi de préserver sa simplicité et d'éviter qu'on lui demande des comptes pour les crimes commis par ses pères, ou par ses voisins.


Dans Corps noir, traduit par Serge Chauvin, Teju Cole narre ses impressions à son arrivée à Leukerbad, le jour de l'anniversaire de Baldwin. C'est également un auteur dont je lirai d'autres ouvrages, tant j'ai apprécié sa plume.

"De mémoire d'homme et de toute évidence, aucun Noir n'avait jamais mis les pieds dans ce minuscule village suisse avant que j'y débarque", écrivait Baldwin. Mais le village a bien grandi en soixante ans, depuis l'époque où il y séjournait. Ses habitants d'aujourd'hui ont déjà vu des Noirs; je n'avais rien d'une attraction de foire. Il y eut bien quelques regards furtifs à l'hôtel quand je m'y installai, et au restaurant chic situé juste à côté; mais il y a toujours des regards. Il y a des regards à Zurich où j'ai passé l'été, et il y a des regards à New-York qui est mon lieu de vie depuis 14 ans.


Les policiers américains s'obstinaient à abattre des Noirs désarmés, ou à les tuer par d'autres moyens. Les manifestations qui s'ensuivaient au sein des communautés noires étaient réprimées avec violence par une police de plus en plus semblable à une armée d'occupation.


Une belle édition, qui malheureusement, fait particulièrement écho en ces temps d'émeute.

éditions Zoé, 15 €.

mercredi 8 juin 2011

Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France - Blaise Cendrars

Rares sont les textes qui vous laissent à ce point pantois. Pif, pouf, par surprise, un crochet du droit, puis un bon direct au foie... ou quelque chose comme ça. Amoché, K.-O. debout, je suis resté. Et toujours pas remis.

J'ai déchiffré tous les textes confus des roues et j'ai rassemblé
les éléments épars d'une violente beauté
Que je possède
Et qui me force


J'ai lu la Prose après cet article dithyrambique: comme je tiens son auteur en haute estime (je l'ai écrit ici-même), eh bien tout bonnement je me suis précipité sur le texte en question. Pas contrariant, le gars. Car bien sûr, Cendrars, on connaît. Déjà entendu parler, et pis on se dit: "Ah, oui, tiens, c'est vrai, 'y faudra bien que j'lise un jour."

Amadeo_Modigliani_035.jpg (1)

Et nous vient à l'esprit ce texte en particulier, surtout quand on a usé quelques jeans dans les amphis d'une fac de Lettres. Une date, nous a-t-on dit, importante dans l'histoire littéraire, notamment pour la collaboration fructueuse sous laquelle l'édition a vu le jour: Cendrars et Delaunay, le poëte Blaise et la peintre Sonia, pour un livre "simultané", dont les premiers exemplaires consistaient en une seule feuille de deux mètres de long, repliée en deux puis dix fois sur elle-même. Un chef d’œuvre éditorial qui, en tant que tel, n'a jamais revu le jour. Introuvable, donc (2) - du moins pour le commun des mortels, puisque j'ai cru comprendre que certains de la soixantaine d'exemplaires initiaux peuvent encore s'échanger à bon prix dans les salles de vente...

Je n'évoquerai pas les sens possibles et multiples de ce long poème en prose: de bons samaritains ayant travaillé pour une grande encyclopédie collaborative en ligne l'ont très bien fait. Et puis, après tout, c'est juste l'histoire d'un type qui fait un voyage en train. Enfin, quand je dis un voyage, vous m'avez, je pense, compris.

"Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?"


Je ne parlerai pas beaucoup plus de la galerie d'images fulgurantes qu'on y trouve.

Nous sommes les culs-de-jatte de l'espace
Nous roulons sur nos quatre plaies
On nous a rogné les ailes
Les ailes de nos sept péchés
Et tous les trains sont les bilboquets du diable


Ni guère non plus de cette longue prose où les vers blancs se mêlent aux accidents du rythme, le lyrisme à des brisures insensées, les paroles du poëte à de fantastiques harmonies imitatives.

Oui, nous le sommes, nous le sommes
Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert
Entends les mauvaises cloches de ce troupeau galeux
Tomsk Tchéliabinsk Kainsk Obi Taichet Verkné-Oudinsk
Kourgane Samara Pensa-Touloune


Juste: lisez, lisez Cendras ; n'attendez pas aussi longtemps que moi...

Je suis couché dans un plaid
Bariolé
Comme ma vie
Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle
Écossais


Attila

(1) Portrait de Cendrars par Modigliani (1917), trouvé sur Wikipédia, of course...
(2) Cette chose admirable est visible en ligne ici-même. Pour ma part, je me suis rabattu sur l'édition Denoël qui, en 12 volumes, propose les œuvres complètes de l'auteur. La Prose (écrite en 1913) fait partie du premier, avec présentation et annotations de Claude Leroy, grand spécialiste de l'écrivain.