Voici donc de la belle ouvrage. Quiconque aura tenu entre ses mains un ouvrage de La Délirante pressentira ce que je veux dire (1).
- Comment? Qu'ouïs-je? Ce n'est pas encore le cas? Eh bien, malheureux bipède, usez donc de cette particularité anatomique pour prendre vos jambes à votre cou et bondir vous en procurer chez votre revendeur agréé le plus proche - votre libraire de quartier, veux-je dire!

Continuons cependant. Vingt-cinq centimètres de haut, du papier Ingres d'Arches (je fais mon malin, comme ça, alors que je n'y connais pas grand' chose: c'est juste que la trame laisse apparaître le nom par endroits), une composition particulièrement aérée, en garamond, un frontispice d'Antonio Seguí, etc. etc. tel est l'objet que vous tenez donc présentement entre vos mains.

Luis_de_Camoes-Fernao_Gomes.PNG (2)

Et là, fin du ton badin, car l'heure est grave. Le poëte est terriblement triste, désespéré à en mourir. Mort, il l'est d'ailleurs, depuis plus de 500 ans. Mais quelle présence! Quelle force dans l'expression des sentiments! Il est là, il nous parle en direct, nous exposant de sonnet en sonnet l'étendue de son immense désarroi. Métrique et prosodie, dans leur facture classique, sont limpides et virtuoses.

L'édition bilingue est à ce titre (et à bien d'autres encore, of course) des plus précieuses: ce sont les mêmes termes, les mêmes thèmes que nous rencontrons au gré des strophes. Pena, la peine, mágoa, la plainte, lágrimas, les larmes, saudade, la tristesse... Tout ce matériau élégiaque est diversement façonné dans un renouvellement constant des images poétiques.

La traduction française de M. Frédéric Magne est particulièrement rigoureuse et précise, respectant strictement par exemple dans sa transcription le décasyllabe originel (peut-être d'ailleurs parfois, à mon avis - mais qui suis-je pour dire ça? -, au détriment de la fluidité de la lecture).

En tout cas, je ne veux en aucun cas finir ce billet sur une note en demi-teinte. Mieux vaut d'ailleurs que ce soit le grand poète portugais lui-même qui prenne la parole, pour célébrer une aube spleenétique:

Aquela triste e leda madrugada,
cheia toda de mágoa e de piedade,
enquanto houver no mundo saudade
quero que seja sempre celebrada.

Ela só, quando amena e marchetada
saía, dando ao mundo claridade,
viu apartar-se de uma outra vontade,
que nunca poderá ver-se apartada.

Ela só viu as lágrimas em fio
que, de uns e de outros olhos derivadas,
se ascrescentaram em grande e largo rio.

Ela viu as palavras magoadas
que puderam tornar o fogo frio,
e dar descanso as almas condenadas.


Cette aube si triste autant que joyeuse,
pleine toute de plainte et de pitié,
tant qu'au monde sera mélancolie
je veux qu'elle soit toujours célébrée.

Elle seule, quand irisée et amène
elle sortait, clarté donnant au monde,
vit de l'un se séparer l'autre cœur,
qui jamais ne s'en voyait séparé.

Elle seule vit les larmes couler
qui, des uns et autres yeux dérivées,
ont grandi en un long et large fleuve.

Elle vit les paroles douloureuses,
qui déjà ont pu rendre froid le feu,
et porter repos aux âmes damnées.

Attila

(1) http://ladelirante.fr/
(2) Luís de Camões par Fernão Gomes.