André Schiffrin, après 20 ans passés à la tête de Pantheon Books, dirige aujourd'hui The New Press. Il nous avait déjà livré son regard sur l'édition dans L'Edition sans éditeurs en 1999 et a publié plus récemment, aux éditions La Fabrique, L'argent et les mots.

Souvent quand on parle de littérature, on met souvent de côté la question financière (que ce soit la condition des auteurs ou les realia éditoriales) et c'est bien dommage car, que l'on en soit conscient ou non, nos lectures, les textes auxquels nous avons accès, en dépendent. Pour ceux qui aiment découvrir des textes qu'ils n'auraient jamais eu l'idée de lire, l'offre des bibliothèques publiques et des librairies indépendantes est primordiale (bon, je sais certains sites très populaires de vente en ligne ont des algorithmes performants et peuvent faire des suggestions pertinentes). Sans ces offres, de fait, on reste dans le domaine du connu ou du recommandé (par qui?).

Sans librairies indépendantes, l'avenir des éditeurs indépendants est bien sombre. Sans éditeurs indépendants, la production risque d'être grandement lissée et la bibliodiversité menacée. En s'appuyant sur ce qui s'est concrètement passé aux States et dans d'autres pays, André Schiffrin propose dans L'argent et les mots des pistes afin de comprendre les mécanismes en jeu et sauvegarder l'indépendance de l'édition, de la presse, de la librairie, du cinéma.En voici quelques extraits :

La tendance est à produire moins de livres en se limitant à ceux qui ont le plus fort potentiel commercial et en éliminant des pans entiers de ce qui avait fait l'identité des différentes maisons d'édition. J'ai dit un jour en plaisantant que l'on était passé de l'infanticide, en laissant tomber les nouveaux titres sans grands espoirs de vente, à l'avortement, en dénonçant les contrats de livres existants qui n'étaient plus considérés comme financièrement valables. Aujourd'hui, on en est à la contraception : on fait en sorte que de tels titres n'entrent plus du tout dans le processus de production.


La hausse des loyers n'est pas la seule cause de cette chute effondrement du nombre de librairie.... L'autre grande explication est qu'aux Etats-Unis il n'existe pas de loi imposant le prix unique du livre comme en France (la loi Lang) et dans d'autres pays européens. Les chaînes peuvent donc s'installer sans scrupule juste à côté de leurs concurrents indépendants et les couler progressivement en vendant les livres à des prix très inférieurs - après quoi, ils augmentent leurs tarifs.


Les générations actuelles ont été élevées avec l'idée fallacieuse que la publicité dans la presse, la télévision, et maintenant Internet garantit un contenu "libre". C'est un cliché commun que de demander combien coûteraient les kilos de l'édition dominicale du New York Times sans la publicité qu'elle contient. Je dirais au contraire que la publicité, loin de garantir la liberté des contenus, est en fait un impôt privé que les consommateurs payent indirectement. (...). Nous payons pour la publicité chaque fois que nous achetons un produit, et nous couvrons ainsi indirectement les coûts de la persuasion exercée pour nous le vendre.


Au risque d'être un peu barbante (mais j'assume), j'insiste sur la nécessité d'une prise de conscience des lecteurs-consommateurs. Où achetons-nous? Comment achetons-nous? Où va l'argent que nous dépensons quand nous achetons un livre? Vaut-il mieux acheter en boutique ou en ligne? Sommes-nous si pressés de recevoir notre commande? Préférons-nous qu'un homme sache que nous avons acheté tel livre ou préférons-nous que tous nos achats en ligne soient enregistrés (quid de ces données bien utiles pour calibrer des fichiers de marketing ensuite?)? La révolution numérique risque d'accélérer les phénomènes de concentration, d'autant plus que de grands acteurs sont déjà très bien positionnés sur ce marché émergent. Il ne nous reste qu'à défendre les mots à notre manière... Lire L'argent et les mots est un bon début.


Pour aller plus loin :
Un article d'Acrimed sur cet ouvrage

La vidéo d'une conférence d'André Schiffrin sur l'avenir du monde de l'édition

Grimmy