Les feuilles pas mortes

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jeudi 28 janvier 2010

L'art nazi – Adelin Guyot – Patrick Restellini

›Uion En commençant ce billet, je suis en train de me dire que je vais peut-être un peu péter l'ambiance avec le sujet abordé... Si celui-ci vous met un peu les glandes, je vous prie de m'en excuser ! Il n'empêche, le bouquin est drôlement bien foutu et m'a sérieusement intéressé. Il est paru en 1996 à Bruxelles aux éditions Complexe, du temps précisément où celles-ci se trouvaient en Belgique et étaient encore indépendantes - mais là n'est pas le sujet.

Le titre ne laisse pas planer grand-mystère sur le contenu du livre. Le propos est particulièrement fluide et accessible, la démonstration rigoureuse et argumentée, les illustrations toujours pertinentes et bien commentées. Le livre s'articule autour de deux grandes parties: « Goebbels et la nazification de la culture » et « L'art nazi, un art de propagande ».

La nazification de la culture sous l'impulsion du ministre de la propagande du Reich passe par un rejet féroce de la culture de Weimar et des avant-gardes du début du siècle, considérées comme la manifestation d'une décadence « juive ». D'où l'émergence de la notion d'art dégénéré, Entartete Kunst, stigmatisant les œuvres antérieures au Reich vues comme des symptômes de la dégénérescence de la race.

Dans le même temps, les autorités nazies manifestent leur volonté de créer un art et une culture nouveaux qui se rattacheraient aux prétendues traditions séculaires de la terre allemande (bucolisme, patriotisme, sens du sacrifice...) sur des bases (anticommunisme, antisémitisme, anticapitalisme) capables de créer l'homme nouveau, l'Übermensch. L'attachement à la terre qui se manifeste dans un nombre considérable d'œuvres est un aspect de l'idéologie nazie qui m'avait jusque là échappé: on représente des familles de paysans unies sous l'autorité d'un patriarche, des Vénus campagnardes dénudées, des travailleurs de la terre en train de la faire fructifier... Hitler jugeait en effet que les campagnes allemandes étaient le seul élément « sain » du régime, le seul ayant su préserver la pureté de la race et l'intégrité des traditions germaniques. De la matière à réflexion, donc, pour qui a vu le dernier opus de Michael Haneke, Le Ruban blanc...

Par ailleurs, l'art du IIIe Reich se place sous le patronage de la « Grèce éternelle » en adoptant les lignes épurées et froides d'un ordre dorique revisité et qui se veut intemporel, ce avec pour objectif d'élever le Reich au rang d'Allemagne éternelle. Hitler d'ailleurs pense ses réalisations architecturales, dès leur conception, en termes de ruines: Albert Speer, architecte officiel du régime, élabore dans cette optique une théorie de la « valeur des ruines d'un édifice ».

Devant l'impossibilité de l'architecture moderne d'inspirer, pour des édifices construits selon les techniques les plus avancées, un sentiment de fierté et d'héroïsme – comme le faisaient si bien les monuments du passé tant admirés par Hitler, l'architecte préconise l'utilisation de matériaux aptes à résister aux intempéries et la construction de murs capables de résister à la force du vent sans bénéficier de l'appui des toits et des plafonds.

On l'aura compris, toute la création artistique de l'ère nazie est éminemment politique dans la mesure où elle est en même temps systématiquement propagande. Des sculptures énergiques d'Arno Breker ou de Joseph Thorak aux tableaux réalistes et campagnards de Seep Hilz, des réalisations architecturales démesurées et mégalomanes d'Albert Speer aux films de Leni Riefenstahl, toutes les œuvres nazies ayant les faveurs du régime bénéficient de son appui inconditionnel et de ses largesses. A ce titre, l'exemple de l'utilisation du cinéma est impressionnant. Ainsi, pour réaliser Olympia, qui célèbre les Jeux Olympiques de Munich de 1936,

La cinéaste Leni Riefenstahl obtient l'exclusivité de filmer les Jeux et se voit octroyer des moyens financiers et techniques gigantesques pour la réalisation du film par le ministère de la Propagande. En effet, la cinéaste utilisera 400 000 mètres de pellicule, des caméras automatiques suspendues à des ballons lâchés au-dessus du stade, des caméras sous-marines pour filmer les épreuves de plongeon, etc.

Du coup, ce livre interroge constamment les rapports du nazisme avec la notion de modernité, trouvant en cela des échos très contemporains. D'un côté en effet l'idéologie nazie récuse toute notion de modernisme dans l'art: l'Etat n'autorise que les formes artistiques qu'il a validées a priori, donc sans danger pour lui, et qu'il juge accessibles immédiatement aux masses, donc négations de toute forme d'avant-garde. D'un autre côté, et ce malgré le discours officiel qui vilipende les réalisations de la ville bourgeoise, industrielle et capitaliste, le Reich mobilise tous les progrès techniques de la modernité pour mettre les esprits en coupe réglée: utilisation intensive du cinéma, de la radio, de techniques de construction de pointe, d'affiches de propagandes directement inspirées des publicités commerciales américaines de l'époque.

Dès 1925, Hitler écrivait dans Mein Kampf:

L'art de la propagande consiste à être capable d'éveiller l'imagination publique en faisant appel aux sentiments des gens, en trouvant des formules psychologiquement appropriées qui attireront l'attention des masses et toucheront les cœurs.

Attila

samedi 16 janvier 2010

Le Spleen d'Apollon - Didier Rykner

Un avis sur la délocalisation du Louvre à Atlanta, à Lens, à Abu Dhabi ? Sur les énarques qui trustent les directions de grands établissements culturels ou patrimoniaux, comme Versailles ? Si non - ou même si oui, d'ailleurs - je vous conseille de jeter un œil sur cet essai de Didier Rykner (1), édité par Nicolas Chaudun en 2008.

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Cette fois encore, le sous-titre est capital: l'ouvrage nous parlera de Musées, fric et mondialisation. Nous pouvons d'ailleurs laisser l'auteur lui-même en exposer le point de départ:

Ce livre est né d'un constat: l'instrumentalisation toujours croissante des musées par nos dirigeants qui négligent la vocation culturelle de ces établissements pour les transformer en outils au service de la politique, de la diplomatie ou d'intérêts économiques.

D'aucuns à coup sûr prétendront que l'argumentation de l'auteur est grossièrement orientée, voire victime de mauvaise foi et de rigidité d'esprit. A moi en tout cas elle est surtout apparue désarmante de bon sens. Car elle met au jour cette tendance de fond - inaugurée dans les années 90 par le Guggenheim de New-York exporté à Bilbao - qui voit des établissements culturels de renom engendrer des labels, des marques, en un mot se transformer en ce que M. Rykner appelle des multinationales de la culture. Si cette « rupture » fut en son temps honnie par la communauté culturelle internationale, elle semble désormais acceptée, sinon devancée et encouragée par le parangon des musées, i.e., vous l'avez compris, le Louvre.

Comment par exemple ne pas se montrer surpris, sinon choqué, face au déplacement d'œuvres des plus fragiles aux 4 coins du monde pour servir les expos-spectacles-événements qui se multiplient mais n'apportent rien à l'étude de l'histoire de l'art ? Face à la mise en concurrence des établissements qui subvertit les principes d'échange et de prêt ? Face, enfin, à la remise en cause fondamentale de la définition même du musée ?

Un musée est d'abord constitué d'une collection permanente. Il est nécessaire de répéter cette évidence. Elle en forme le cœur, la raison d'être. Sans collection permanente, le musée n'existe pas et n'est plus qu'un centre d'exposition.

Revient donc sous une autre forme cette question centrale qui devrait un peu plus hanter le débat public : tout est-il marchandable ? En l'espèce ici : qu'en est-il des vieilles missions de service public (pardon pour le gros mot) sur lesquelles nos établissements culturels se sont construits ? A savoir : la conservation du patrimoine, son étude, sa mise à disposition du plus grand nombre ?

Que l'Etat mène un tel projet sur ses propres collections, qu'il applique les lois qu'il est censé faire respecter et qu'il se comporte comme on est en droit de l'attendre, c'est-à-dire en mécène désintéressé, uniquement soucieux du bien des citoyens, rien n'empêche d'y rêver.

Attila

(1) Fondateur de La Tribune de l'Art.