Rares sont les textes qui vous laissent à ce point pantois. Pif, pouf, par surprise, un crochet du droit, puis un bon direct au foie... ou quelque chose comme ça. Amoché, K.-O. debout, je suis resté. Et toujours pas remis.

J'ai déchiffré tous les textes confus des roues et j'ai rassemblé
les éléments épars d'une violente beauté
Que je possède
Et qui me force


J'ai lu la Prose après cet article dithyrambique: comme je tiens son auteur en haute estime (je l'ai écrit ici-même), eh bien tout bonnement je me suis précipité sur le texte en question. Pas contrariant, le gars. Car bien sûr, Cendrars, on connaît. Déjà entendu parler, et pis on se dit: "Ah, oui, tiens, c'est vrai, 'y faudra bien que j'lise un jour."

Amadeo_Modigliani_035.jpg (1)

Et nous vient à l'esprit ce texte en particulier, surtout quand on a usé quelques jeans dans les amphis d'une fac de Lettres. Une date, nous a-t-on dit, importante dans l'histoire littéraire, notamment pour la collaboration fructueuse sous laquelle l'édition a vu le jour: Cendrars et Delaunay, le poëte Blaise et la peintre Sonia, pour un livre "simultané", dont les premiers exemplaires consistaient en une seule feuille de deux mètres de long, repliée en deux puis dix fois sur elle-même. Un chef d’œuvre éditorial qui, en tant que tel, n'a jamais revu le jour. Introuvable, donc (2) - du moins pour le commun des mortels, puisque j'ai cru comprendre que certains de la soixantaine d'exemplaires initiaux peuvent encore s'échanger à bon prix dans les salles de vente...

Je n'évoquerai pas les sens possibles et multiples de ce long poème en prose: de bons samaritains ayant travaillé pour une grande encyclopédie collaborative en ligne l'ont très bien fait. Et puis, après tout, c'est juste l'histoire d'un type qui fait un voyage en train. Enfin, quand je dis un voyage, vous m'avez, je pense, compris.

"Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?"


Je ne parlerai pas beaucoup plus de la galerie d'images fulgurantes qu'on y trouve.

Nous sommes les culs-de-jatte de l'espace
Nous roulons sur nos quatre plaies
On nous a rogné les ailes
Les ailes de nos sept péchés
Et tous les trains sont les bilboquets du diable


Ni guère non plus de cette longue prose où les vers blancs se mêlent aux accidents du rythme, le lyrisme à des brisures insensées, les paroles du poëte à de fantastiques harmonies imitatives.

Oui, nous le sommes, nous le sommes
Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert
Entends les mauvaises cloches de ce troupeau galeux
Tomsk Tchéliabinsk Kainsk Obi Taichet Verkné-Oudinsk
Kourgane Samara Pensa-Touloune


Juste: lisez, lisez Cendras ; n'attendez pas aussi longtemps que moi...

Je suis couché dans un plaid
Bariolé
Comme ma vie
Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle
Écossais


Attila

(1) Portrait de Cendrars par Modigliani (1917), trouvé sur Wikipédia, of course...
(2) Cette chose admirable est visible en ligne ici-même. Pour ma part, je me suis rabattu sur l'édition Denoël qui, en 12 volumes, propose les œuvres complètes de l'auteur. La Prose (écrite en 1913) fait partie du premier, avec présentation et annotations de Claude Leroy, grand spécialiste de l'écrivain.