L'éclectisme et la grande qualité du catalogue de l'Arbre vengeur sont une nouvelle fois confirmés par cet ouvrage : intitulé Dépendances, il rassemble des pages écrites entre 1912 et 1913 dans son Journal par l'écrivain hongrois Géza Csáth. L'introduction, la traduction, l'annotation de Thierry Loisel sont de très bonne qualité, et permettent notamment une utile mise en perspective de l'œuvre, de même que la postface de Jean-Philippe Dubois, psychanalyste de son état. De fait, en ce début de vingtième siècle, l'Europe centrale assiste aux grands débuts de cette discipline nouvelle, et ceci n'est pas sans incidence sur le « sujet » Csáth, qui n'est autre le médecin de Budapest József Brenner écrivant sous pseudonyme.
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« Érotomane. Graphomane. Morphinomane. Chacun de ces qualificatifs définit à un moment ou un autre la figure de Géza Csáth, homme aux multiples dépendances », proclame la 4è de couv'. On pourrait immédiatement penser à d'autres œuvres mettant en scène des descentes aux Enfers de ce type, comme le percutant Morphine, de Boulgakov, dont auteur et narrateur sont également tous deux médecins. Ces pages sont à la fois moins que ça, et bien plus : non fictionnelles, et autobiographiques. Bien sûr, au-delà de la nécessaire mise en forme qu'implique le fait de coucher sur le papier ses propres aventures, sans doute écrit-on toujours pour quelqu'un. Un écrivain forcené, comme le fut visiblement Géza Csáth, ne devrait d'ailleurs pas échapper à cette règle : l'écriture est une des drogues qui métamorphose le Dr Brenner en Mr Csáth.

Résonne alors à nos oreilles la voix chevrotante d'un autre toubib, qui ânonnait dans son pavillon de Meudon :

J'ai cessé d'être un écrivain pour devenir un chroniqueur, alors j'ai mis ma peau sur la table, parce que, n'oubliez pas une chose, c'est que la vraie inspiratrice, c'est la mort. Si vous ne mettez pas votre peau sur la table, vous n'avez rien ! Il faut payer !

Car, au moment de refermer le bouquin, l'impression marquante est celle d'avoir assisté à une effrayante expérience littéraire in vivo : c'est tout le poids de la « vraie vie » qu'on ressent, ses impérieuses nécessités, la force de la douleur, des sentiments, mais aussi la vanité et la vacuité même du quotidien. L'auteur (pardon pour lui!) apparaît comme un rat de laboratoire se heurtant aux parois de sa cage, accomplissant frénétiquement les mêmes tâches (écrire, baiser, se shooter), tout en répétant non moins frénétiquement – du moins à propos de la drogue – « j'arrête demain! ». Csáth est à la fois auteur et objet d'étude de Brenner, à moins que, et finalement c'est même plus probable, ce ne soit l'inverse. L'écriture fait penser à un protocole d'expérimentation : elle dissèque avec une ironie froide et tranchante, elle prélève avec les pincettes de l'euphémisme, elle observe sous la lumière blanche de la description clinique, elle tente de ranimer la volonté par les stimuli de l'auto-exhortation .

Mars 1913

12 Mars :

Échecs outrageants. Échecs. J'ai été incapable de réaliser mon plan jusqu'au bout. Et maintenant, alors que Sándor (qu'avec sa pleuritis et sans aucune assistance j'ai presque acculé au suicide par mon indifférence crasse) et que Gyula m'implorent et me supplient, désespérément, alors qu'Olga, soupirant, doucement, se plaignant, angoissée, sanglote à mes oreilles : « Alors toi, c'est ça que tu aimes plus que moi ! » – je me retrouve devant une tâche plus difficile que jamais. Parce que ces dernières semaines ma dose est montée en flèche, passant de 0,22 à 0,36 g. C'est là une quantité exorbitante, de plusieurs fois supérieure aux doses les plus importantes prises jusque-là. Et pourtant, bien plus que jamais, je dois m'y atteler définitivement et irrévocablement, car si à la date du 20 il n'y a aucun résultat, un vrai résultat, alors il ne restera plus pour moi que la désintoxication dans une institution fermée, ce qui impliquerait la totale cessation de mon travail en clinique.
Demain, par conséquent, dernière tentative, question de vie ou de mort.
1. – Il me faut uniquement penser à la facilité avec laquelle s'est déroulée la cure de désintoxication de décembre 1911, même si j'avais alors de sérieux doutes concernant sa réussite, alors que je sais maintenant que je ne tente pas l'impossible.
2. – Pense, József, au désespoir et au regard suppliant et terrifiant de la pauvre Olga.
3. – Pense à ces jours magnifiques, pleins de joie, qui suivront alors, juste comme pendant la période passée (de décembre 1911 à mai 1912).
4. – Pense combien ce sera beau de revenir à la vie, de travailler, de se réjouir de tout, de vivre, la vie réelle.
(...)
8. – Pense à ton avenir, que tu peux réduire au néant ou bien construire pour en faire quelque chose de grand et de magnifique.

En connaissant la fin de l'« histoire », on dirait, sur le fond, un monologue de quatrième acte de tragédie classique.

Attila